[THÉMA] L’eau… BING !

Publié le lun 24/07/2023 - 10:00

Par Julien Dezécot

Souvenez-vous de ces images lustrées d’Emmanuel Macron, tout sourire, annonçant début avril son plan Eau sur les rives du lac de Serre-Ponçon (Hautes-Alpes). 53 nuances de sobriété présentées comme remèdes pour préparer la France à la sécheresse, dans un contexte où plusieurs préfectures du Sud de la France avaient déjà mis en place des restrictions de l’usage de l’eau. Cette couverture sur papier glacée avait été bien préparée par les lobbies de l’eau...

 

Pour parvenir aux 53 mesures phares du plan Eau de ce printemps et au fameux objectif de réduction de 10 % d’eau prélevée d’ici 2030, « on a exhumé tout ce qui traînait au fond des placards depuis des lustres, souligne Marc Laimé, journaliste et consultant spécialiste de l’eau, auteur notamment du livre Le Lobby de l’eau. Ce plan est le produit d’un véritable opéra bouffe qui a vu tous les lobbies s’atteler dans l’urgence à la rédaction de rapports, de contributions et de propositions. Ils s’y sont mis, tous sans exception. » (1)

L’un des plus emblématiques d’entre eux, la FP2E, fédère six entreprises membres dont les multinationales Veolia, Suez et Saur. Ce lobby influent a participé en 2022 à cinq des groupes de travail lancés par le gouvernement, en préparation du plan Eau. L’occasion idéale de valoriser ses intérêts. De ces travaux et de leurs conclusions, remises à la secrétaire d’État Bérangère Couillard auprès du ministre de la Transition écologique, se dégagent « des propositions de solutions », autour de la réutilisation des eaux usées traitées et du développement de la télérelève, s’est félicitée de cette influence réussie la FP2E. Un satisfecit qui représente de gros devis à venir pour ses membres.

D’oligopole au quasi monopole...

Trois ans plus tôt, se préparait dans les arcanes du pouvoir la fusion Veolia-Suez, en passant par le secrétariat de l’Élysée, pour constituer l’un des leaders mondiaux du secteur. Une opération juteuse, qui se traduira par plus d’un milliard d’euros de bénéfices nets pour Veolia dès 2022, soit une hausse de 30 % de son chiffre d’affaires.

Dans un rapport parlementaire paru en 2021, la commission d’enquête relative à « la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés et ses conséquences », s’interroge  : « Des interrogations multiples ont émergé concernant les raisons de l’OPA, son opportunité, le rôle joué par l’État et les conséquences de cette opération sur le groupe Suez ainsi que, plus largement, sur la gestion de l’eau en France, en particulier sur le niveau de concurrence qui sera préservé à l’issue de l’opération. » Des questions qui resteront malheureusement sans réponse...

Dès 2022, le renouvellement théâtral du contrat des eaux d’Île-de-France illustre également le peu de considération que portent les lobbies de l’eau à la concurrence. Délégataire unique depuis quarante ans, la multinationale Veolia vivait sous la menace d’un renouvellement. André Santini, président du Sedif qui se présente comme « service public de l’eau », avait annoncé à plusieurs reprises son intention de modifier l’attribution du marché, en le scindant pour favoriser la concurrence. Le dispositif était annoncé de 

« Ce plan est le produit d’un véritable opéra bouffe qui a vu tous les lobbies s’atteler dans l’urgence à la rédaction de rapports. »

Marc Laimé

longue date. Mais le 27 mai, coup de théâtre, les élus ont viré de bord. Confirmant à une écrasante majorité la gestion à un délégataire privé, autrement dit Veolia, délégataire unique. Chapeau les lobbystes !

Pendant de nombreuses années, les multinationales de l’eau, Veolia en tête, ont investi pour bénéficier d’influencesculturelles et politiques : de Louis-Lumière à Lyon, Sciences Po, AgroParisTech ou encore l’Institut national des études territoriales. Plusieurs soutiens LREM sont même issus des rangs de l’entreprise : Célia de Lavergne, ancienne cadre de Veolia (2006-2009) est devenue députée LREM de la Drôme, ou encore Brune Poirson ex-directrice du développement durable et de la responsabilité sociétale de Veolia Water India…

Privé versus public

Malgré ce contexte de quasi-monopole de Veolia, moins de la moitié des Français demeurent alimentés en eau par des entreprises. Cherbourg, Rennes, Grenoble, Paris ou encore Nice, ont d’ores et déjà tourné la page du privé, pour proposer des tarifs globalement moins chers qu’avant à leurs usagers (5 % en moyenne). À Paris, c’est une baisse immédiate de 8 % qui a suivi le passage en régie publique en 2010. Le renouvellement des contrats de délégation et les scandales sur le prix de l’eau — sur fond de corruptions révélées par la presse — ont poussé de nombreuses collectivités à basculer vers une gestion publique. Ainsi, en 20 ans, la part de la gestion publique est passée de 28 % à 43 % pour l’eau potable.
Dans ce contexte, un autre syndicat influent a pu émergé depuis 2012, France Eau Publique : réseau qui réunit des opérateurs publics (régies et sociétés publiques locales) 

La fusion Veolia-Suez a permis une hausse de 30 % du chiffre d’affaires de Veolia.

et des collectivités organisatrices de services d’eau et d’assainissement en gestion publique. Autrement dit, un contre-pouvoir à la toute puissante FP2E de Veolia et consorts.
Face à cette montée en puissance des régies publiques depuis les années 2000, les géants du secteur considèrent désormais le marché français comme mature, avec un équilibre public-privé, qui s’avère globalement stable depuis les basculements des dernières municipales, avec les métropoles comme Bordeaux et Lyon, qui viennent de reprendre la main en régie publique, début 2023.

Un lobbying qui se déporte...

« Ce n’est plus tellement l‘oligopole qui a une conséquence sur la hausse des prix de l’eau potable », estime encore le journaliste Marc Laimé. Pour lui, l’explication est plutôt à chercher du côté de la recherche de nouveaux polluants par les collectivités : des métabolites de pesticides, en passant par les polluants éternels, « les rapports de l’Anses

Certaines villes reprennent la main en régie publique et proposent des tarifs plus avantageux.

pleuvent et présagent de nombreux investissements pour les collectivités. Car pour s’en débarrasser à l’avenir, il faudra s’équiper de nanofiltrations, osmoseurs et autres technologies de pointe qui seront vendues par les géants du secteur. »

Pour l’heure, les collectivités ne sont pas équipées de ces technologies onéreuses. De facto, il y aura une hausse forte du prix de l’eau pour amortir ces investissements. « Et c’est là que s’exercera le nouveau lobbying de Veolia », anticipe Marc Laimé. Conséquence probable de ce scenario : un système à deux vitesses à venir dans les communes : celles qui auront les moyens d’investir dans l’or bleu. Et les autres. Ça vous rappelle quelque chose ? Business as usual...

(1) Marc Laimé développe ces propos notamment dans un article du média Blast.


Vittel, les élus mis en bouteille...

En France, 175 bouteilles d'eau sont vendues chaque seconde, soit 4,5 milliards par an. Fort rentable, le marché de l’eau en bouteille est en progression constante.

Ce marché est tenu par des géants de l’agroalimentaire tels que Castel, Nestlé ou Danone.
À Vittel, source emblématique des Vosges, des citoyens réunis dans le collectif Eau 88 ont engagé un bras de fer avec le géant Nestlé et accusent la multinationale de piller la ressource. « L’été 2022, Nestlé a continué de pomper la nappe sans restriction, alors que tous les autres usagers devaient réduire leur consommation. Nestlé prélève en moyenne chaque jour l’équivalent de la consommation d’une ville de 40 000 habitants ! » soulignent-ils. Pour en arriver là, le lobbying a encore effectué du bon travail, comme le rappelle la commission d’enquête relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés et ses conséquences dès 2021 : « Notre déplacement à Vittel a permis de mettre en lumière la gravité du contrôle des élus par les minéraliers. Les élus ont dit explicitement à la commission d’enquête que les intérêts de Nestlé se confondaient avec les leurs, et qu’ils n’iraient jamais à l’encontre des intérêts de la multinationale. La surtaxe versée par Nestlé à la ville de Vittel représente un quart de son budget municipal. Face à une telle dépendance, il est illusoire d’imaginer un contrôle effectif sur l’entreprise. » Non mais Allô quoi !

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