[THÉMA] Agriculture, la grande fuite en avant !

Publié le lun 07/08/2023 - 10:00

Par Quentin Zinzius

Moins de pluie, moins d’eau dans les nappes, des étés de plus en plus chauds et secs. Aucun doute, pour l’agriculture française, les années à venir donneront lieu à des choix cruciaux, décisifs. Mais pour le gouvernement français, le choix semble déjà fait : celui d’une agriculture industrielle perfusée aux méga-bassines et méthodes d’irrigation « intelligentes ». Un choix critiqué par les scientifiques et militants écologistes, qui y voient une solution pour l’agro-industrie, aux dépends de toute logique environnementale.

 

Avec près de 3 milliards de m³ d’eau prélevés chaque année, dont moins de 0,7 milliard de m³ sont restitués aux milieux, l’agriculture se place comme l’activité la plus consommatrice d’eau en France. Une consommation dont « la part majoritaire est directement liée à l’irrigation (80%), qui ne concerne quant à elle que 6,8 % des surfaces agricoles », détaille Sami Bouarfa, chercheur et chef de département adjoint au département AQUA à l'Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE). Une superficie qui, d’après les annonces de notre président, pourrait bien s’étendre : « Nous allons avoir plus de surfaces irriguées dans les prochaines années, c'est une évidence », a-t-il notamment annoncé le 30 mars dernier, alors même que sévissait la répression des opposants aux méga-bassines des Deux-Sèvres. Une annonce qui n’a d’ailleurs rassuré ni les agriculteurs soucieux de la ressource, ni les chercheurs  : « À l’échelle nationale, nous sommes arrivés aux limites de ce qu’on peut prélever comme eau dans les milieux », s’inquiète notamment Sami Bouarfa. Et si historiquement l’agriculture module la course de l’eau et nos paysages, « Aujourd’hui, elle les défigure, pointe Guy Le Hénaff, agronome retraité du ministère de l’Agriculture. Un champ en agriculture intensive, ce n’est pas un paysage, et encore moins un milieu naturel, c’est un chantier de travaux publics ! », fustige l’agronome.

Culture individualiste

Un modèle agricole qui trouve sa source dans les politiques qui l’ont dessiné après-guerre, parmi lesquelles « la prime à l’irrigation », rappelle le chercheur de l’INRAE. Inscrite dans le grand schéma de modernisation agricole et maintenue jusque dans les années 2000, elle favorisait l’agriculteur s’il installait sur ses terres son propre point de captage dans la nappe phréatique afin d’irriguer ses champs. Résultat : les surfaces irriguées ont pratiquement quadruplé entre 1970 et 1997(1). Un développement qui s’est construit majoritairement autour du « prélèvement individuel », qui se distingue de la gestion collective par « un contrôle plus difficile des volumes pompés, l’agriculteur n’étant pas dépendant d’un gestionnaire capable d’imposer des restrictions avant que l’eau ne gagne le tuyau », décrit Sami Bouarfa. Et si aujourd’hui cette fameuse prime a disparu, le modèle perdure quant à lui avec les projets de méga-bassines ; en particulier celles des Deux-Sèvres. Prévues depuis 2018 et financées à hauteur de 70 % — soit quelque 53 millions d’euros sur les 76 prévus — d’argent public, elles concerneront moins de 5 % des agriculteurs locaux. « Une solution financée par l’argent public et qui ne concerne que 5 % des agriculteurs, ce n’est pas une solution collective », estime le paysan et eurodéputé Benoît Biteau. Un financement qui fait craindre le pire à François Molle, directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) : « Quand l’État finance des infrastructures à de tels niveaux, il y a un risque de multiplication des projets à des endroits où l’irrigation n’a pas lieu d’être. Mais si c’est aussi efficace et utile que cela, pourquoi ne financent-ils pas eux-mêmes cet investissement ? ». Pour Aurélien Dumont, hydrogéologue à l’Unesco, la réponse est claire : « Ils détournent l’eau au même titre que l’argent, des milieux naturels vers l’agriculture industrielle ».

Arroseurs arrosés

Alors à quoi sert toute cette eau ? En 2020, 30 % des surfaces irriguées concernent la production de maïs, et 15 % de fruits et légumes(2). Le reste se répartit principalement entre les autres céréales (blé et soja en tête). Comptez donc, selon les cultures, entre 500 et 4 000 m³ d'eau par hectare et par an, pour une irrigation par aspersion (voir encadré). « Et on sait que ça ne va pas aller en s’arrangeant », rappelle Benoît Biteau. Avec le réchauffement climatique, de plus en plus de cultures vont avoir besoin d’eau, et celles qui sont déjà dépendantes de l’irrigation vont l’être d’autant plus. « En moyenne, pour chaque degré d’augmentation de température, une plante voit ses besoins augmenter — pour conserver une croissance identique — de l’ordre de 5 à 10 % », précise François Molle. Dans bon nombre de départements, la culture de nombreuses espèces végétales très dépendantes à l’eau est donc compromise. « La question à se poser est donc la suivante, interroge Benoît Biteau : pouvons-nous continuer à produire du maïs qui sert à nourrir des herbivores qui ne mangent plus d’herbe, dans des régions où l’eau se fait déjà rare ? ». En effet, en 2018, près de 50 % du maïs destiné à l’alimentation animale était produit dans la moitié sud de la France, où sont localisées 65 % des surfaces de maïs irrigué(3)… Alors « avant de vouloir construire des bassines — ou pas d’ailleurs — il faut s’assurer que l’eau sera utilisée à bon escient, pour des cultures indispensables et les plus adaptées possible aux climats actuels et à venir », insiste l'eurodéputé.

Conditions multiples

Car d’autres solutions sont possibles et même préalables au déploiement de telles bassines. « C’est ce que j’appelle les conditions de la réussite », explique Benoît Biteau. Parmi elles, « une révision de nos logiques d’aménagement agricole », visant à rétablir « la rugosité du paysage », complète Guy Le Hénaff. « La rugosité, c’est ce qui permet à l’échelle d’une culture, d’une parcelle, ou d’un paysage de stocker efficacement de l’eau », détaille l’agronome. Ainsi, réduire la taille des parcelles, réimplanter des haies ou encore diversifier les cultures, permet au sol de stocker de plus grandes quantités d’eau, de la ralentir dans sa course, et donc de limiter les besoins en eau pour les cultures. Une démarche qui s’accompagne également d’une indispensable restauration des sols. En effet, avec l’usage des pesticides et des engins agricoles, l’état des sols s’est fortement dégradé, réduisant là encore leur capacité de stockage pour l’eau. Par ailleurs, « On sait, d’après une étude américaine, que 20 à 60 % de l’eau stockée dans une bassine disparaît par évaporation, détaille Guy Le Hénaff, et personne n’a pensé à mettre des arbres autour, ne serait-ce que pour limiter ces pertes ! » Une solution dérisoire, mais qui montre bien toute l’hypocrisie autour de ces projets supposés salvateurs. « Elles sont simplement la solution la plus simple à mettre en œuvre pour ne pas remettre en cause le système actuel », dépeint l’agronome. « Pourtant ce n’a pas toujours été le cas », rappelle Benoît Biteau. Notamment pour les dix premières bassines françaises, construites dans le Marais poitevin, financées à 100% par de l’argent public et dont la gestion a été confiée à une communauté de communes. Une gestion publique qui garantit une distribution plus équitable de l’eau, et qui est aujourd’hui oubliée dans les constructions de nouvelles bassines, alors qu’elle est fondamentale. « L’eau est un bien commun, il n’y a donc pas d’autres façons de la gérer que collectivement et équitablement, reprend Guy Le Hénaff, « et pas seulement entre agriculteurs, mais aussi avec les autres acteurs de la société et les milieux naturels », complète Sami Bouarfa.

Effets rebonds

Quant aux autres promesses d’améliorations technologiques, « elles ne viendront pas résoudre les problèmes de manque d’eau — comme tant continuent à s’en complaire », estime Fabienne Wateau, directrice de recherches au CNRS. Un avis partagé par François Molle : « Il faut manier avec beaucoup de précautions le progrès technologique. Il précise : Si le goutte-à-goutte augmente l’efficacité de l’irrigation, c’est parce que la majorité de l’eau distribuée est consommée. Mais si en contre-partie nous augmentons la surface irriguée pour atteindre le même niveau de prélèvement, la quantité d’eau consommée augmente ». Moins d’eau « perdue » donc, mais surtout moins d’eau qui s’infiltre dans les sols ou rejoint les milieux naturels. « Et économiser de l’eau pour augmenter les surfaces irriguées, ce n’est pas donner le bon signal », confirme Sami Bouarfa. « Améliorer l’efficacité de nos méthodes d’irrigation est un premier pas, mais il ne faut pas oublier que c’est bien le système agricole dans son intégralité qui doit évoluer », appuie le chercheur. « Nous avons besoin d’un plan Marshall pour l’agroécologie, assume Guy Le Hénaff, avec une forte mobilisation économique et une refonte de la politique agricole commune (PAC) ». Une évolution qui prend du retard, ralentie par des décisions politiques complices de l’agro-industrie — et de la FNSEA... « Le meilleur moment pour faire de l’agroécologie, c’était il y a 20 ans, estime l’agronome à la retraite, mais tout n’est pas perdu. Car le deuxième meilleur moment, c’est maintenant ! ».

(1) www.cnrs.fr/cw/dossiers/doseau/decouv/france/11_consommation.htm
(2) Source : Agreste Graph'Agri 2022.
(3) https://draaf.nouvelle-aquitaine.agriculture.gouv.fr/IMG/pdf/zoom-mais_cle8178e5.pdf

Vous avez dit irrigation ?

  • L’irrigation de surface ou gravitaire utilise la gravité via un réseau de canaux et rigoles. Les plantes reçoivent l’eau par gravité.

  • L’aspersion utilise des canalisations sous pression qui alimentent des arroseurs en surface. Les cultures sont arrosées par une pluie artificielle.

  • Le goutte-à-goutte achemine de l’eau sous faible pression, par des tuyaux suspendus, posés au sol ou enterrés. Les plantes reçoivent l’eau par intermittence, directement aux racines.


Chaque goutte compte ?

Les chercheurs de l’INRAE ont pu estimer que le passage de l’aspersion au goutte-à-goutte permet des économies d’eau :

  • de 10 à 30 % en grandes cultures ;

  • de 20 à 35 % en arboriculture ;

  • de 5 à 15 % en maraîchage de plein champ.


Les différents types de stockage

Les types de stockage se différencient d’abord par l’origine de l’eau et son mode d’extraction du milieu. Ainsi quatre principaux systèmes sont à considérer :

  • Les retenues collinaires interceptent les eaux de pluie qui ruissellent ; elles sont plusieurs dizaines de milliers dans nos paysages.

  • Les retenues en barrage, placées sur les cours d’eau, fonctionnent comme les barrages hydroélectriques. Les ouvrages les plus importants ont d’ailleurs plusieurs usages : hydroélectricité, irrigation, tourisme eau potable (Serre-Ponçon par exemple).

  • Les retenues alimentées par un canal en dérivation d’un cours d’eau.

  • Les réserves alimentées par pompage, dans la nappe ou la rivière (dont font partie les bassines).

Le terme de retenue de substitution s’applique à tous les ouvrages remplis de la fin de l’automne au printemps, pour servir à l’irrigation en été.

 

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