[L'HUMOEUR DE MARGUERITE] La perversité de l’inaction

Publié le lun 07/11/2022 - 11:00

Cette semaine, Marguerite nous propose un vertige littéraire…

Une de plus.

Le 17 octobre dernier, après avoir ordonné à l’Etat depuis 2017 de faire respecter les normes européennes, reprises en droit français, de qualité de l’air, le Conseil d’État a condamné l’Etat à payer deux nouvelles astreintes de 10 millions d’euros pour les deux périodes allant de juillet 2021 à janvier 2022 et de janvier à juillet 2022. Si des améliorations dans la durée ont été constatées, fait remarquer le Conseil d’Etat, les seuils limites de pollution au dioxyde d’azote – qui doivent être respectés depuis 2010 – restent dépassés dans plusieurs zones en France, notamment dans les agglomérations de Paris, Lyon et Marseille. A ce jour, les mesures prises par l’État ne garantissent pas que la qualité de l’air s’améliore de telle sorte que les seuils limites de pollution soient respectés dans les délais les plus courts possibles.

Auparavant, l’Etat français avait déjà été condamné deux fois, en novembre 2020 et en octobre 2021, pour inaction climatique et reconnu responsable de préjudice écologique. De surcroît, la France est le seul pays de l’Union Européenne qui ne tient pas ses objectifs en matière d’énergies renouvelables (objectif fixé à 23% de sa consommation finale brute d'énergie, alors que les énergies renouvelables n’ont atteint que 19% sur la période concernée).

Multirécidiviste, donc.

A juste titre, cette irresponsabilité face à l’urgence climatique provoque la colère, surtout en regard du cloaque de dissonance cognitive dans lequel baignent les propos du gouvernement (« La politique que je mènerai dans les cinq ans à venir sera écologique ou ne sera pas », lança Emmanuel Macron lors de son meeting à Marseille le 16 avril 2022, « Nous serons la 1ère grande nation écologique à sortir des énergies fossiles » déclara Elisabeth Borne lors de son discours de politique générale à l’Assemblée Nationale le 6 juillet 2022).

Si notre colère est éminemment justifiée même si les forces et pressions économiques à l’œuvre sont indéniables, nous peinons de plus en plus à comprendre les raisons psychologiques de cette inaction et de cette lenteur à prendre des mesures à la hauteur de l’urgence climatique. Pour ne prendre qu’un seul exemple, combien de temps faudra-t-il attendre pour que le train soit moins cher que l’avion ? Nos responsables politiques devraient agir vite, mais ils n’agissent pas, du moins pas assez et vraiment pas assez vite. Comme des lapins pris dans les phares d’une voiture, ils semblent englués dans l’immobilité, fascinés par un statu quo pourtant coupable. Pourquoi ? Une explication nous est donnée par un auteur inattendu :

« Nous avons devant nous une tâche qu'il nous faut accomplir rapidement. Nous savons que tarder, c'est notre ruine. La plus importante crise de notre vie réclame avec la voix impérative d'une trompette l'action et l'énergie immédiates. Nous brûlons, nous sommes consumés de l'impatience de nous mettre à l'ouvrage ; l'avant-goût d'un glorieux résultat met toute notre âme en feu. Il faut, il faut que cette besogne soit attaquée aujourd'hui, — et cependant nous la renvoyons à demain ; — et pourquoi ? Il n'y a pas d'explication, si ce n'est que nous sentons que cela est pervers ; — servons-nous du mot sans comprendre le principe. Demain arrive, et en même temps une plus impatiente anxiété de faire notre devoir ; mais avec ce surcroît d'anxiété arrive aussi un désir ardent, anonyme de différer encore, — désir positivement terrible, parce que sa nature est impénétrable. Plus le temps fuit, plus ce désir gagne de force. Il n'y a plus qu'une heure pour l'action, cette heure est à nous. Nous tremblons par la violence du conflit qui s'agite en nous, — de la bataille entre le positif et l'indéfini, entre la substance et l'ombre. Mais, si la lutte en est venue à ce point, c'est l'ombre qui l'emporte, — nous nous débattons en vain. L'horloge sonne, et c'est le glas de notre bonheur. C'est en même temps pour l'ombre qui nous a si longtemps terrorisés le chant réveille-matin, la diane du coq victorieuse des fantômes. Elle s'envole, — elle disparaît, — nous sommes libres. La vieille énergie revient. Nous travaillerons maintenant. Hélas ! il est trop tard. Nous sommes sur le bord d'un précipice. Nous regardons dans l'abîme, — nous éprouvons du malaise et du vertige. Notre premier mouvement est de reculer devant le danger. Inexplicablement nous restons. Peu à peu notre malaise, notre vertige, notre horreur, se confondent dans un sentiment nuageux et indéfinissable. Graduellement, insensiblement, ce nuage prend une forme, comme la vapeur de la bouteille d'où s'élevait le génie des Mille et une Nuits. Mais de notre nuage, sur le bord du précipice, s'élève, de plus en plus palpable, une forme mille fois plus terrible qu'aucun génie, qu'aucun démon des fables ; et cependant ce n'est qu'une pensée, mais une pensée effroyable, une pensée qui glace la moelle même de nos os, et les pénètre des féroces délices de son horreur. C'est simplement cette idée : « Quelles seraient nos sensations durant le parcours d'une chute faite d'une telle hauteur ? » Et cette chute, — cet anéantissement foudroyant, — par la simple raison qu'ils impliquent la plus affreuse, la plus odieuse de toutes les plus affreuses et de toutes les plus odieuses images de mort et de souffrance qui se soient jamais présentées à notre imagination, — par cette simple raison, nous les désirons alors plus ardemment. Et parce que notre jugement nous éloigne violemment du bord, à cause de cela même, nous nous en rapprochons plus impétueusement. Il n'est pas dans la nature de passion plus diaboliquement impatiente que celle d'un homme qui, frissonnant sur l'arête d'un précipice, rêve de s'y jeter. Se permettre, essayer de penser un instant seulement, c'est être inévitablement perdu ; car la réflexion nous commande de nous en abstenir, et c'est à cause de cela même, dis-je, que nous ne le pouvons pas. S'il n'y a pas là un bras ami pour nous arrêter, ou si nous sommes incapables d'un soudain effort pour nous rejeter loin de l'abîme, nous nous élançons, nous sommes anéantis. Examinons ces actions et d'autres analogues, nous trouverons qu'elles résultent uniquement de l'esprit de perversité. Nous les perpétrons simplement à cause que nous sentons que nous ne le devrions pas. En deçà ou au-delà, il n'y a pas de principe intelligible ; et nous pourrions, en vérité, considérer cette perversité comme une instigation directe de l'Archidémon, s'il n'était pas reconnu que parfois elle sert à l'accomplissement du bien. Si je vous en ai dit aussi long, c'était pour répondre en quelque sorte à votre question, — pour vous expliquer pourquoi je suis ici, — pour avoir à vous montrer un semblant de cause quelconque qui motive ces fers que je porte et cette cellule de condamné que j'habite. Si je n'avais pas été si prolixe, ou vous ne m'auriez pas du tout compris, ou, comme la foule, vous m'auriez cru fou. Maintenant vous percevrez facilement que je suis une des victimes innombrables du démon de la perversité. »

The Imp of the Perverse (Le Démon de la Perversité) (extrait), Edgar Allan Poe, traduction Charles Baudelaire.

De nombreux Français ont une fâcheuse tendance à nommer Edgar Allan Poe « Edgar Poe », occultant ainsi le nom de sa famille adoptive et un élément essentiel qui informe la complexité et le génie de cet écrivain. De plus, on le cantonne trop souvent à un rôle de nouvelliste macabre.

Journaliste au Boston Globe, Edgar Allan Poe avait pour ambition d’être litérateur (en anglais dans le texte), capable de maîtriser l’essai, le roman, le théâtre, la poésie et la nouvelle. Son génie est davantage reconnu dans ces deux derniers genres. Les essais de Poe et ses œuvres hybrides essai/nouvelle telles que Le Démon de la Perversité révèlent cependant son côté visionnaire ainsi que l’originalité et la pertinence de son approche qui se veut fondée sur une analyse scientifique. En effet, si les essais de Poe portent surtout sur la science, il s’opposait « au dogme ancien selon lequel les facultés d’analyse sont en guerre contre l’idéal ». Poe explique que « le travail de l’artiste est fait de labeur patient mais, tout comme la science, il ne peut être mené sans convoquer les plus hautes facultés analytiques de l’esprit ».

Si la noirceur de son écriture est illuminée par un remarquable style haut en couleurs qui n’est jamais dénué d’une pointe d’humour et d’une subtile auto-dérision, les analyses des phénomènes du monde naturel et de la psyché humaine que propose Poe (mais aussi Huxley, Orwell ou Kafka) nous emmènent dans un univers pétri de forces opposées, d’obscures contradictions ou de réalités parallèles difficiles à démêler et parfois glaçantes d’effroi, un univers où les connaissances scientifiques ne doivent jamais être négligées, tant elles nous guident et jouent un rôle salutaire.

A notre époque, cependant, notre rapport à la connaissance est en mutation. A cet égard, il semblerait que les disciplines scientifiques fassent l’objet d’une certaine hiérarchie dans l’attention qu’on leur prête.

La médaille Fields récompense chaque année des travaux de mathématiques et le Prix Nobel est accordé en physique, en chimie et en médecine. Même sans décerner de prix, il est grand temps de reconnaître le caractère indispensable de la climatologie et de mener les actions impérieuses qui découlent des connaissances qu’elle produit.

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