[THEMA] Low cost : "De la fourche à l'assiette", un système perdant-perdant ?

Publié le mar 03/01/2023 - 10:14

Par Clément Coulet et Mélanie Théodore du réseau des Civam

Le modèle du “low cost” dans l’alimentation, qui consiste à tirer les prix vers le bas, censé dégager du pouvoir d'achat pour les ménages est une impasse pour tout le monde, du producteur au consommateur, de la fourche à l'assiette. Surtout, ce système reposant sur un modèle agricole industriel et ultra-dépendant aux intrants est extrêmement vulnérable, comme en témoigne l’inflation.

D’un côté, beaucoup de personnes n’ont pas les moyens de payer plus cher leur alimentation. De l’autre, les pratiques commerciales qui consistent à tirer les prix vers le bas conduisent à la paupérisation des agriculteurs. Alors, les prix sont-ils trop élevés ou trop bas ?

La question est évidemment mal posée et nous amène trop rapidement à opposer la rémunération des producteurs et le pouvoir d’achat des consommateurs. Or qualité de l’alimentation, juste rémunération des producteurs et égalité d’accès à l’alimentation sont bien trois objectifs à poursuivre concomitamment pour garantir un système alimentaire résilient. Ils sont d’ailleurs les piliers de la “loi pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous” (loi Egalim) adoptée le 30 octobre 2018.

Pourtant la “guerre des prix”1 dénoncée alors n’a pas pris fin. Et l’argument du pouvoir d’achat des consommateurs est toujours brandi pour justifier l’étranglement des filières agricoles, comme en témoigne le coup de com’ d’E. Leclerc sur la baguette à 29 centimes en janvier 20222. Comment se forment les prix et que rémunèrent-ils ? Sur quels leviers pouvons-nous agir pour un partage plus juste de la valeur ?

Répartition de la valeur : quelques éléments de compréhension

Le chiffre est connu mais il est bon de le rappeler : sur cent euros de consommation alimentaire, moins de sept euros revient au secteur agricole (et à la pêche). Le reste de la valeur ajoutée part notamment dans la restauration, l’industrie agroalimentaire, le transport, le commerce, le marketing, la publicité, les importations… Ce chiffre, issu de l’approche “euro alimentaire”, est calculé tous les ans par l’Observatoire sur la fixation des prix et des marges à partir des tableaux entrées-sorties (TES)3 de la comptabilité nationale. Malgré certaines limites, il est un bon outil pour comprendre la répartition de la valeur ajoutée induite par la consommation alimentaire et nous enseigne que la part accordée dans le prix final à l’agriculture est très faible.

Surtout, sur ces sept euros, peu vont venir rémunérer le travail de l’agriculteur. En effet, une partie conséquente va être utilisée par le producteur pour payer les charges liées à la production. Ces charges correspondent notamment à l’achat des intrants comme les semences, les engrais, les produits phytosanitaires. Il peut s’agir également de l’achat des aliments pour nourrir le bétail, des frais vétérinaires, du carburant pour les tracteurs, de l’entretien des bâtiments. A cela, d’autres charges liées à l’outil de production et au foncier peuvent venir s’ajouter : remboursement d’intérêts bancaires, frais de fermage... Ces frais que doit payer le producteur peuvent fortement varier selon le type de production, la taille de l’exploitation et le système de production.

L’inflation : symptôme d’un système alimentaire malade d’énergie

Mois après mois, le passage en caisse se fait plus douloureux. Avec 10% d’inflation en septembre sur les produits alimentaires, on assiste depuis la mi-2022 à une importante hausse des prix sur les produits alimentaires. Pourtant, cette hausse des prix de l’alimentation ne traduit pas une hausse de la qualité des produits. Elle ne se traduit pas non plus par une meilleure rémunération des agriculteurs ou d’importantes augmentations de salaires des travailleurs de l’industrie agro-alimentaire, ni par un effort environnemental. Cette hausse des prix ne correspond même pas à des marges accrues de la grande distribution ou des industries agro-alimentaires. Au contraire, ces derniers auraient comprimé leurs marges pour encaisser la hausse des coûts de l’énergie et de matière première (-16% d’excédent brut d'exploitation pour les industries agricoles et alimentaires)4. Mais alors, où va l’argent de l’inflation ?

Suite à la guerre en Ukraine, la part de spéculation financière a fait couler beaucoup d’encre, avec le spectre de la crise alimentaire de 2007-20085. Il est par exemple intéressant de souligner qu’entre le premier trimestre 2021 et le premier trimestre 2022, les “ABCD”, qui désignent les quatre grandes multinationales du négoce de céréales (ADM, Bunge, Cargill, Louis Dreyfus), ont vu leurs profits s’envoler : +17% pour Bunge, +23% pour Cargill et +80% pour Louis-Dreyfus6. Ces multinationales par lesquelles transitent près de 90% des céréales produites dans le monde ont contribué à financiariser le commerce de céréales7.

Cependant, au-delà du comportement abusif de certains acteurs en situation de force au niveau mondial, qu’en est-il chez nous ? Un récent rapport de l’Inspection générale des finances8 analyse les causes de l’inflation alimentaire dans notre pays. Il cite la reprise post-Covid, la crise sanitaire animale (grippe aviaire, peste porcine), les pénuries de main-d'œuvre ou encore le réchauffement climatique avec des sécheresses importantes en Inde et au Canada. Néanmoins, selon les fonctionnaires de Bercy, le principal responsable de l’inflation est à chercher ailleurs. Il s’agit de « la hausse des coûts des prix des intrants utilisés tout au long de la chaîne alimentaire ».

L’inflation nous rappelle en effet que l’agriculture est un secteur gourmand en intrants et particulièrement dépendant aux énergies fossiles. Par exemple, qui sait qu’il faut du gaz pour nourrir une vache ? En effet, le gaz permet de produire de l’azote minéral utilisé comme engrais pour produire les cultures qui permettent de nourrir le bétail. Or le prix de la tonne d’azote est depuis plusieurs mois en augmentation constante, et ce avant même le déclenchement de la guerre en Ukraine. Ainsi, entre avril 2021 et avril 2022, selon le cabinet Agritel, le prix de la tonne de solution azotée est passé de 230€ à 845€9. Et ce n’est qu’un exemple : hangars chauffés, importation en bateau de céréales depuis l’Amérique du sud, carburants pour les tracteurs et emballages connaissent des hausses de prix… Ainsi, entre février 2021 et février 2022, le prix des intrants (engrais, semences, carburants, aliments du bétail) a augmenté de 20,5% en France.

A l’aval, la transformation agro-alimentaire, le transport et la commercialisation vont également pâtir de cette hausse des prix de l’énergie.

Des modèles résilients existent

Si nous ne pourrons faire pleinement le bilan de cette période que l’an prochain lorsque nous aurons collecté les données comptables des exploitations10, nous faisons le pari que les exploitations les plus industrialisées seront les plus vulnérables à la hausse des coûts de l’énergie. A l’inverse, les systèmes de production autonomes et économes seront les plus résilients. Pourtant, les exploitations n’ont pu s’industrialiser que par le soutien de coûteuses politiques publiques, qu’il est urgent de réorienter. 

J’achète peu de choses à l’extérieur. L’alimentation des animaux est en quasi-totalité produite sur la ferme. Je n’apporte pas d’engrais azoté ; la fertilité du sol est maintenue par le fumier de la ferme et les légumineuses. L’impact de la hausse des prix des intrants est donc modéré pour moi. Il intervient surtout sur le coût du fuel : je l’ai acheté 1,50€ le litre en 2022 contre 0,50€ le litre en 2020 (...) ce qui représente une dépense supplémentaire d’environ 3600€ sur l’année. Pascal Accary, éleveur de bovins viande dans le Maine et Loire depuis 200511.

Finalement, l’alimentation dite “low cost” ne l’est pas du tout : fort soutien public, conséquences environnementales et sociales coûteuses pour la société et forte vulnérabilité aux aléas économiques (dont la spéculation sur les cours mondiaux), climatiques et géopolitiques12. Ainsi, il est vain d’opposer producteurs et consommateurs dans une guerre des prix : c’est toute la logique de création et de partage de la richesse qu’il faut repenser, de la production à la consommation. Et ce bouleversement viendra des citoyens et non du marché.

 

Notes de bas de page :

1 Terme employé dans le communiqué de presse du conseil des ministres présentant le projet de loi : https://www.legifrance.gouv.fr/dossierlegislatif/JORFDOLE000036562265/

2 Lire notre tribune sur le sujet : https://www.civam.org/il-ny-a-pas-de-baguette-magique-contre-la-precarite-alimentaire/ 

3 Source : OFPM d’après Insee et Eurostat https://www.franceagrimer.fr/Actualite/Etablissement/2022/Rapport-2022-de-l-Observatoire-de-la-formation-des-prix-et-des-marges

4 Source : Inspection Générale des Finances, L’inflation des produits alimentaires, novembre 2022

5 Source : https://www.lemonde.fr/economie/article/2012/09/13/les-speculateurs-financiers-coupables-de-la-flambee-des-prix-des-aliments_1757951_3234.html

6 Source : https://www.heidi.news/alimentation/profits-records-pour-les-compagnies-cerealieres-entre-2021-et-2022

7 Ecoutez ce reportage : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-bulle-economique/les-big-four-et-le-marche-des-cereales-2481826

8 Inspection Générale des Finances, L’inflation des produits alimentaires, novembre 2022 https://www.igf.finances.gouv.fr/files/live/sites/igf/files/contributed…

9 Pour aller plus loin : https://www.terre-net.fr/marche-agricole/actualite-marche-agricole/arti…

10 L’Observatoire technico-économique du Réseau Civam permet de comparer les systèmes herbagers (les vaches sont nourries à l’herbe, sur la ferme) aux exploitations laitières « conventionnelles » du Grand Ouest. Pour un même volume de lait, les coûts d’alimentation dans les fermes en système herbagers sont de 34% plus faibles et les coûts de mécanisation 30% plus faibles. On peut supposer qu’elles seront plus résilientes face à la hausse des prix de l’énergie. Ce sera le sujet du dossier 2022 de l'observatoire, à paraître sur : civam.org.

11 "Ces agriculteurs renforcent leur autonomie face à la hausse du prix des intrants" CIVAM AD49 (article disponible sur demande)

12 Les Greniers d’Abondance (2022) Qui veille au grain ? Du consensus scientifique à l’action publique.

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