[AGIR POUR LE VIVANT] Isabelle Delannoy : « Notre vision de l’économie doit être connectée avec la nature »

Publié le ven 23/07/2021 - 17:00

crédit photo: JD

Propos recueillis par Julien Dezécot

Engagée depuis 30 ans, Isabelle Delannoy a co-écrit le film Home et La Terre vue du ciel avec Yann Arthus-Bertrand. Ingénieure en agriculture, cette militante a également rédigé L'économie symbiotique. À l'heure de la Covid, son livre résonne comme une proposition politique, pour une véritable transition économique. Rencontre.

 

Dans votre ouvrage L’économie symbiotique, sorti chez Actes Sud en 2017, vous développez une autre manière de connecter économie et écologie. Pourriez-vous nous expliquer cette économie symbiotique ?

C’est à travers l’économie que nous traduisons concrètement notre vision du monde, dans la manière dont on produit ou comment les humains échangent entre eux. Pour être symbiotique, c'est-à-dire pour que notre prospérité se couple avec celle de la Terre, notre vision de l’économie doit être connectée avec la nature. J'observe qu'une frange de l'économie est déjà en train de muter dans cette direction. Elle est minoritaire mais significative. Ce sont les communes qui changent, les entreprises et notamment les TPE-PME, ainsi que quelques grandes entreprises qui ont encore une dimension familiale, même cotées au CAC40. J'observe un vrai mouvement dans le monde entier : aux États-Unis, en Russie, et même en Chine… Ce sont les régénérateurs !

Pouvez-vous nous présenter les trois piliers de l’économie symbiotique qui, mis en musique ensemble, pourraient créer la symbiose catalysant le processus de régénération de notre économie ?

L'économie symbiotique englobe d’abord tout ce qui concerne le vivant, avec l'agriculture et les villes fertiles notamment. Le second volet inclue l'économie collaborative et circulaire, qui nous invite à ne plus posséder nos biens d’équipements. Dernier axe clé : la gouvernance des organisations. En ce qui concerne le vivant, notre agriculture se mue peu à peu vers l’agroécologie. Dans un futur proche, celle-ci devrait intégrer de plus en plus la permaculture et l’agroforesterie, des techniques qui permettent de régénérer les sols, avec des rendements excellents. Et ce, grâce à l’association d’espèces plutôt que la monoculture. C’est une philosophie globale qui, appliquée à l’agriculture et même à l’urbanisme, donne des résultats absolument fabuleux.

Le second chapitre de l’économie symbiotique est dédié à l’économie coopérative, collaborative et circulaire. Pourquoi, selon-vous, devrait-on accepter de ne plus posséder nos biens d’équipements ?

Si l'on souhaite garder le confort moderne, on ne doit plus posséder nos équipements. Ils sont gorgés de matières extrêmement délicates à extraire, tant écologiquement que socialement. L’industrie du numérique, avec nos smartphones, reflète l’équivalent du pire du 19e et 20e siècle réunis. Si l'on ne possédait plus nos biens d’équipements, les composants retourneraient aux fabricants et ces composants -pour la plupart encore fonctionnels- pourraient être réutilisés le plus possible. Conséquence : pour la même unité de matière, on a bien plus de services associés. Nous pouvons aller plus loin, en relocalisant des usines d’assemblage au cœur de nos villes ou territoires ruraux, pour accompagner ce mouvement fonctionnel. Même les éoliennes ou les panneaux solaires pourraient être produits ainsi. Cette transition nous permettrait de devenir coopérateurs de nos équipements. Illustration avec Commown, une  coopérative qui utilise le fairphone, un smartphone assemblé comme une boîte de legos. Commown propose non pas que vous l'achetiez, mais que vous le louiez. Si vous rencontrez un problème, vous le renvoyez et l'entreprise remplace le composant ou en propose un autre plus adapté (une meilleure caméra, un nouveau système, etc). Une forme de garantie à vie ! Vous pouvez même devenir investisseur de cette coopérative. Pour l'heure, trop peu de consommateurs souscrivent chez Commown. Résultat : l’offre demeure chère. Imaginez un bassin de consommation, avec des milliers voire des millions de personnes coopératrices. Vous pouvez faire chuter l’abonnement à un prix incroyable, en produisant localement de manière écologique et responsable !

Quel rôle peuvent jouer les collectivités dans une telle dynamique ?

Au début des années 2000, l’Allemagne est devenue pionnière dans l’exploitation des énergies renouvelables. Elle ne l’a pas fait uniquement avec les grands majors de l’électricité. Elle l’a fait grâce à des coopératives liant les consommateurs, les collectivités et les entreprises, comme c'est de plus en plus le cas en France. 750 coopératives ont vu le jour en moins de dix ans outre-Rhin ! Et de nombreux fabricants veulent s'engager dans cette voie créatrice d'emplois locaux. Pour propager cette culture auprès des utilisateurs, on a besoin du levier des collectivités. C’est pour cela que la vague verte des municipales s'avère enthousiasmante. Elle pourrait permettre de penser localement l'économie, et d’arrêter de se réjouir lorsqu' Amazon vient installer des entrepôts. Car le résultat est édifiant : sur un bassin d'emplois par unité de chiffre d’affaires produit, l’emploi en réalité... diminue ! 

C'est une vision à très court terme qui prévaut lors du développement de tels projets. Alors que le dernier volet de l’économie symbiotique s'inscrit dans une autre temporalité, plus longue, à travers la gouvernance des organisations. 

Cette économie régénérative est une économie de réseau. Mais les réseaux tendent à créer des monopoles, comme avec les Gafa. L’intérêt d’un réseau est en effet qu’il y ait beaucoup de monde en ligne. Vous vous connectez d'ailleurs à ces réseaux pour cette raison. Mais les réseaux deviennent prédateurs de leurs contributeurs quand ces derniers ne sont pas associés à la gouvernance et à la redistribution de la valeur. Si nous construisions des projets industriels territoriaux en y associant les citoyens et les collectivités en tant qu'investisseurs, la gouvernance sera réorientée. La valeur partagée et l’intérêt économique rejoignent alors l'intérêt collectif.

Quels exemples concrets d'’économie symbiotique avez-vous explorés dans votre ouvrage ?

Regardez New-York, dont les problèmes de qualité d’eau étaient majeurs. La ville avait deux choix : investir dans les zones de captage, autrement dit des forêts et des terres agricoles, ou investir dans des usines de potabilisation. En investissant dans les forêts et dans les terres agricoles, en travaillant avec les agriculteurs, elle a finalement réalisé 75 % d’économies par rapport à l’implantation d’une usine de potabilisation. Des synergies ont découlé de ce choix. Les pratiques agricoles se sont améliorées, les circuits courts et la qualité des produits également. De fait, les marchés, des restaurants, ont commencé à commander aux producteurs, via une plateforme numérique de distribution au niveau local. Une marque collective, Invest in Catskills NY, s’est aussi développée. Pour que la Cité trouve son compte dans le développement des forêts, elle a aussi investi dans le tourisme avec du canoé-kayak, de la randonnée, etc. Ceci a contribué à une hausse du tourisme de qualité. À présent, cette politique permet non seulement 75 % d’économies, mais génère 100 millions de dollars de chiffre d’affaires par an. C'est un cercle vertueux.

Autre illustration avec Portland aux États-Unis également...

Depuis les années 1990, la population y a augmenté de 60 %. Pourtant, on observe une diminution des gaz à effet de serre de 21 %. Équivalent à 1 milliard de dollars économisés par an ! Comment ont-ils fait ? Ils ont tout simplement organisé la ville pour que l’ensemble des services soient accessibles à 15 min à pied : on revient à des quartiers multifonctionnels, en arrêtant d’implanter des bureaux à un endroit, des habitations à un autre, des zones d’activités plus loin. La ville n’avait par ailleurs pas d’argent et restait très exposée aux inondations. Elle est devenue pionnière dans ce que l’on appelle les jardins de pluie. Au lieu de réaliser des égouts, des canalisations avec du bitume par-dessus, des jardins en bord de trottoirs ont été créés pour limiter l’impact des inondations. Et non seulement ils diminuent les effets caniculaires, refondent le paysage, redonnent envie de sortir dans la rue et de marcher parce que l’on se sent protégé. Mais ils coûtent 66 % moins cher à la municipalité !

 

À lire : L’économie symbiotique, Isabelle Delannoy Actes Sud, 2017

 

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