[BRETAGNE] À Rennes, ces coursiers qui veulent sortir de la précarité

Publié le jeu 03/06/2021 - 16:30

Thomas et Romain ont rejoint Les Coursiers rennais. Si la livraison à vélo correspond, pour eux, à des attentes d’indépendance ou sportives, les conditions proposées par les plateformes ne leur semblaient plus équitables. Crédit photo : Virginie Jourdan.

Par Virginie Jourdan

La crise sanitaire et ses restrictions de déplacement ont provoqué un boom phénoménal de la livraison à domicile. Avec son lot de concurrence et de conditions de travail dégradées. Pour échapper à la précarité d’Uber eats ou de Deliveroo, des coursiers bretons se regroupent. À Rennes, la toute jeune association des Coursiers rennais entend remettre de la solidarité et de l’éthique dans le secteur de la livraison.

Un vendredi soir à Rennes. Vélos et scooters vont et viennent devant les restaurants. Ceux qui poursuivent leur activité au-delà du couvre-feu décrété à la mi-janvier pour lutter contre la propagation de la Covid-19 et ses variants. Un balai incessant qui commence dès 19 heures et se poursuit tant que des clients passent des commandes depuis leur téléphone mobile. Dans les giboulées printanières, les cagoules et les gants sont de mise. Le smartphone indispensable. Hormis dans quelques rares restaurants, la livraison n’est pas assurée par des salariés mais par des indépendants, le plus souvent auto-entrepreneurs, suspendus à l’apparition d’une commande et à des droits sociaux limités. Dans la rue Sainte-Melaine, Thomas rejoint Romain devant une échoppe japonaise. Sur leur dos, pas de sacs bleu azur ni vert amande signés Stuart, Deliveroo ou Uber eats. Sur leurs vêtements noirs, pas de logo criards. Depuis la fin de l’été, les deux livreurs, passés par la case des plateformes numériques de livraison, ont rejoint Les Coursiers rennais, une jeune association d’une douzaine de livreurs qui veulent redonner éthique et solidarité à ce métier. Une goutte d’eau dans l’océan des livreurs rennais. « J’ai travaillé avec Deliveroo, du temps où les conditions tarifaires étaient encore acceptables. Au bout d’un an, j’ai ressenti une grande fatigue physique et psychique », témoigne Romain. À 31 ans, ce Rennais aussi passé par la restauration vit à 80 % de ses livraisons. Pour le reste, il répare des vélo à domicile grâce à des missions répertoriées sur un site de mise en relation. Quant à son temps, il le partage entre son travail et les réunions de l’association. Tout comme Thomas, 27 ans. « Nous avons tout à créer », explique ce dernier. «Comment s’organiser entre livreurs ?», « sur quelles valeurs ou sur quels engagements se réunir ? », rester indépendants ou opter pour du salariat ? La liste des questions est vaste. Mais des bases ont déjà été posées. « Être son propre patron tout en restant dans une démarche collective », résument Thomas et Romain avant d’enfourcher leur vélo pour une livraison.

Des conditions de travail choisies

À ce jour, une dizaine de livreurs a rejoint la dynamique née sur une liste de discussion où les témoignages de concurrence et de violences entre livreurs ou de la part de clients s’accumulaient. « Les conditions de travail se sont détériorées. Quand j’ai commencé, il y a 4 ans, nous avions un minimum garanti par Deliveroo si nous n’avions pas assez de livraisons. Il correspondait à 10 euros de l’heure. Aujourd’hui, si c’est calme, tu tourneras à 2,63 euros, point. Ce n’est pas acceptable », témoigne Hugo, livreur et président de l’association. En Bretagne, d’autres initiatives émergent à Lorient, Quimper ou Guingamp. Avec la pandémie, les livraisons ont explosé mais les conditions de travail des livreurs ne se sont pas améliorées. Fait nouveau, la défiance envers les plateformes numériques vient aussi de restaurateurs. « Des patrons aimeraient sortir de ce fonctionnement parce qu’ils savent qu’il n’est pas éthique et qu’il ne correspond pas aux valeurs qu’ils défendent dans leur cuisine », constate Anthony Loussouarn, responsable de Feel à vélo, une entreprise d’insertion lorientaise spécialisée dans le transport de marchandise. Depuis un an, ses 4 livreurs 100 % cyclo font aussi de la livraison de repas. « Mais cette activité reste très minoritaire car nous ne travaillons pas le soir et 80 % des commandes se font en soirée », nuance cet ancien salarié en insertion. Autre motif de lassitude exprimé par les chefs lorientais et rennais, le coût de la livraison. Avec les plateformes, la commission prélevée atteint 30 % de la commande. « Dans ce cas, soit les restaurateurs augmentent leurs tarifs soit ils voient leurs marges se réduire comme peau de chagrin », regrette par exemple une restauratrice rennaise qui refuse de travailler avec les plateformes classiques... Avec Feel à vélo les chefs lorientais ont une autre option : une course avec un tarif fixe entièrement payé par leurs soins.

Le prix de la livraison

Une option également retenue par les coursiers rennais. L’avantage ? « La transparence », pour tous les acteurs de la livraison, du restaurateur, au client en passant par le livreur. La régularité du tarif permet aussi de rémunérer partiellement une personne. Car si l’association utilise dorénavant une plateforme développée par des soutiens aux livreurs indépendants et coopératives de livreurs (1), elle conserve un humain derrière l’écran. « Chez nous, ce n’est pas un algorithme mais une personne qui fait le dispatch. Elle connaît nos secteurs et nos types de vélo. C’est plus humain », résume Romain. Pour demain, les livreurs veulent créer une coopérative dans l’année. Leur défi ? Concilier un attachement à l’indépendance dans le travail et le désir d’une aventure co-construite et collective. Histoire de montrer qu’une autre livraison est possible.

(1) coopcycle.org

 

Changer la loi ? Pas si simple !

Améliorer le sort des livreurs à vélo livrés aux grandes plateformes numériques via la loi ? Pas gagné. En 2019, une première proposition a été portée par 5 sénatrices et sénateurs pour lutter contre « les plateformes qui (…) instaurent un salariat déguisé qui précarise les travailleurs » et obliger les travailleurs à devenir entrepreneurs salariés
ou associés d’une coopérative d’activité et d’emploi (CAE) pour leur assurer une couverture sociale, qui aujourd’hui fait souvent défaut. Rebelote en juin 2020. Après un passage
devant la commission des affaires sociales du Parlement, une nouvelle proposition de loi issue du groupe communiste est elle aussi rejetée. Cette fois, l’idée était de lever l’opacité sur les algorithmes qui sont utilisés pour dispatcher le travail et instaurer un droit à l’assurance chômage pour les livreurs. La même année, l’ancien président de la chambre sociale de la Cour de cassation, Jean-Yves Frouin, a remis un nouveau rapport parlementaire au Premier ministre, qui n’a pas reçu bon accueil. Dans une tribune, les livreurs déjà regroupés en coopératives, au sein de Coopcycle, ont dénoncé l’idée de créer des coopératives employeuses qui mettraient en lien livreurs et plateformes. Pour eux, comme pour plusieurs syndicats, dont la CGT, les livreurs doivent en priorité s’émanciper des plateformes, ou en devenir des salariés directs.

 

Le documentaire qui en dit long

En 52 minutes, « Les délivrés » plonge le spectateur dans l’univers cynique et brutal du travail uberisé. Réalisé en 2020, le documentaire du Nantais Thomas Grandremy suit une poignée de livreurs de grandes plateformes numériques qui se mobilisent pour dénoncer leurs conditions de travail et faire évoluer leurs droits. À l’origine du documentaire ? Le décès de Franck Page, un jeune livreur nantais. Et le silence assourdissant qui a entouré le drame. Pendant de longs mois, le jeune réalisateur a suivi des coursiers à vélo, qui depuis Nantes, Bordeaux et Paris, se mobilisent pour conquérir des droits sociaux, voire des papiers pour les plus précaires d’entre eux. Édifiant.

+ d'infos  : Les Coursiers rennais
Les invisibles, épisode #1, Roulez jeunesse, de Henri Poulain, sur www.france.tv/slash
Un roman : Tous complices, Benoit Marchisio, ed. Les arènes. Février 2021.
« Les délivrés », de Thomas Grandremy, 52 min, disponible sur www.france.tv/slash.

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