[DOSSIER] Réensauvager l’esprit des humains

Publié le lun 05/07/2021 - 11:48
© Virginie Quéant

Par Estelle Pereira

La place de l’être humain dans la nature sauvage n’a jamais cessé de faire débat. Dans une énième tentative de réconciliation, des citoyens et des citoyennes essayent de casser l’opposition humain-nature, dominante dans la pensée occidentale, en se plaçant au cœur du réensauvagement.

La nature sauvage a fait son grand retour dans les zones délaissées par l’être humain. Faut-il y voir le signe que les activités humaines sont forcément incompatibles avec la protection des milieux ? « En même temps que certaines espèces vont mieux, la pression s’est accrue dans les lieux anthropisés. La perte massive de biodiversité se poursuit, notamment chez les insectes et les amphibiens, des espèces à la base de la chaîne alimentaire », alerte Jean-David Abel, vice-président de France Nature Environnement et responsable du réseau Biodiversité.

« Pour endiguer ce déclin, il faudra bien plus que mettre certaines parties du territoire en réserve de libre évolution, sachant qu’une pollution peut avoir un impact à plusieurs milliers de kilomètres de sa source », estime le spécialiste, craignant qu’à l’échelle locale la crispation entre deux visions du monde bien opposées ne règle pas le problème. L’être humain, interventionniste, forcément mauvais, pourrait, d’un côté, exploiter sans vergogne les forêts en coupes rases, industrialiser toujours plus son agriculture, au prétexte que, de l’autre côté, une nature serait mise sous cloche.

Les citoyen·nes, gardien·nes des territoires

Des citoyen·nes s’attellent sur le terrain à trouver des solutions plus inclusives pour l’être humain. À l’instar de Jonathan Attias, auteur de La Désobéissance fertile. Pour une écologie offensive (Payot, 2021), qui a fait de son nouveau mode de vie en harmonie avec le vivant une revendication politique. Dans un habitat réversible installé en Corrèze, la petite tribu qu’il forme avec sa compagne et ses deux filles minimise au maximum son empreinte. « C’est parce que l’on perçoit notre humanité uniquement sous le prisme de la dégradation de son environnement que nous sommes progressivement en train d’accepter l’idée d’une nature sous cloche, protégée de nous, sans contact avec notre espèce : une aberration à tous les niveaux ! », explique-t-il.

Dans son livre, le militant écologiste originaire de Paris invite à ne pas penser la relation humain-nature seulement en termes de dégradation et invite les gens à “aggrader” (améliorer en permaculture) les territoires. “Plutôt que de chercher à réduire notre destruction quotidienne, prenons le pied inverse et réfléchissons à la façon dont nous pouvons aggrader les écosystèmes et améliorer notre empreinte », défend-il, persuadé que notre survie dépend de cette capacité.

Il encourage les propriétaires de terres agricoles ou de pâturages à l’abandon à accueillir des "gardiens" qui pourraient y semer des graines et y replanter des arbres selon les méthodes de la permaculture, tout en vivant dans des habitats légers et réversibles.

Jean-David Abel, le vice-président de FNE, veut également dépasser la vision manichéenne d’un certain réensauvagement et plaide pour extraire les agriculteurs et les consommateurs du système industriel. Pour lui, améliorer notre lien à la nature, c’est avant tout un changement culturel. « Certaines associations en sont venues à la volonté que l’humain s’efface de tout. Mais non, l’humain ne s’effacera pas. Il aura toujours un impact. A nous de veiller à ce qu’il soit bon. La protection de la nature et l’agriculture ne sont pas antinomiques. Ce qui est important, c’est d’avoir l’empreinte la plus faible et la moins nocive possible », défend-il.

Changer de regard sur la forêt

Pascale Laussel, ingénieure forestière dans la Drôme, casse aussi, à sa manière, cette dichotomie. Avec l’association Dryade, elle a développé le principe de la sylviculture douce. Plutôt que « d’exploiter », Dryade « récolte » la forêt. « Nous ne coupons jamais entre mars et octobre pour ne pas perturber la nidification des oiseaux, raconte-t-elle. Nous veillons à la diversité des essences et permettons aux arbres les plus grands de se développer, avec toujours un objectif de laisser un quart de la parcelle en libre-évolution. » Les bûcherons, conscients de leur pouvoir destructeur, sont avant tout des observateurs, des gardiens. Hélas, rares sont les professionnels du bois formés à cette pratique. Raison pour laquelle, depuis l'année dernière, Dryade a choisi de se concentrer sur l’éducation du jeune public.

Car renouer avec la nature passe indéniablement par l’apprentissage. Sous l’impulsion du mouvement des forest school (1), l’association Dryade travaille à développer la conscience des futur·es citoyen·nes. « Il y a toute une partie de la filière forestière qui voit la forêt comme un supermarché. Les enfants qui grandissent en jouant dans les bois ne pourront jamais avoir une telle vision », espère celle qui œuvre auprès des plus jeunes pour un « changement culturel de notre rapport à la forêt ».

Les bains en forêt pour nous reconnecter à notre environnement et aux autres ? « Dans la forêt, il y a énormément d’espèces, chacune avec ses caractéristiques. Elles sont complémentaires. Quand on découvre ce milieu, ses interdépendances et que l’on apprend à entrer en relation avec lui, on voit aussi comment tous ces êtres vivants cohabitent. C’est très inspirant pour nous-même, pour nous aider à trouver notre place en tant qu’individu parmi les autres », philosophe Pascale Laussel.

De nombreuses études scientifiques l’attestent : être en contact avec la nature a des effets bénéfiques sur la santé des êtres humains. Les recherches menées par l’École de Médecine de Tokyo (2) confirment ce que la médecine japonaise traditionnelle avait déjà constaté : les « bains de forêt » (shinrin-yoku en japonais) augmentent la résistance du système immunitaire. En 1984, dans la revue Science, Roger Ulrich démontrait que les malades dont la chambre d’hôpital avait une vue sur la nature récupéraient plus vite que les autres ayant pour seule vision le béton (3). En 2001, une équipe de recherche de l’Université de l’Illinois a constaté que plus il y avait d’arbres dans les villes, moins il y avait de violences (4). Finalement, réensauvager notre esprit, n’est-ce pas enfin accepter la dépendance de notre espèce aux écosystèmes qui l’entourent ?

 

  1. Une Forest School est une école ou un centre aéré où les enfants passent toute la journée dehors dans la nature et ce, toute l’année. Le phénomène est né au Danemark. Il en existerait désormais plus de 3 000 en Europe, dont 2 000 rien qu’en Allemagne.

  2. « L’effet des bains de forêt sur la fonction du système immunitaire », publiée en 2009, dans la revue Environmental Health and préventive Medecine : https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC2793341/

  3. « La vue à travers la fenêtre peut influencer la récupération après une intervention chirurgicale », 1984, Science : https://science.sciencemag.org/content/224/4647/420

  4. « Environnement et crime dans les centres-villes : la végétation réduit-elle le crime ? », publié en 2001, dans la revue Environment and Behavior : https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/0013916501333002

 

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