[DOSSIER] Le réensauvagement : dernier espoir pour sauver la biodiversité ?

Publié le mer 02/02/2022 - 09:00
© Pixabay

Par Estelle Pereira

Devenu un mode de gestion promouvant le laisser-faire, le réensauvagement est né du constat que moins l’humain intervient, mieux la nature se porte. Pour autant, les personnes qui défendent l’environnement sont unanimes : mettre une infime partie du territoire sous cloche ne suffira pas à endiguer le déclin du vivant.

Un quart des espèces animales et végétales connues sur la planète sont menacées de disparaître. Tel est le constat dressé en juin 2019 par les Nations Unies dans un rapport sur la biodiversité et les services rendus par les écosystèmes. La situation de la France n’est pas meilleure. Les populations d’insectes et d’oiseaux chutent, la qualité des sols s’appauvrit (1). Les pressions sur la biodiversité s’amplifient à mesure que s’accélèrent l’artificialisation des sols, les émissions de pollutions chimiques et les pratiques agricoles intensives (2). Les scientifiques l’affirment : si rien n’est fait, l’humanité fonce tête baissée vers une sixième extinction de masse.

Au milieu de ce tableau noir, une lueur d’espoir. Dans certains coins de France et d’Europe, la biodiversité, profitant de l’espace laissé par les humains avec l’exode rural et la déprise agricole, a fait son grand retour. Des espèces comme la grue cendrée, le cygne chanteur ou encore le chacal doré, ont opéré un retour spontané, sans aucune intervention humaine.

Des naturalistes optimistes, à l’instar de Gilbert Cochet, voient dans ces « bonnes nouvelles », les effets bénéfiques de l’adoption des premières lois d’ampleur sur la protection de la nature, comme celles régulant la chasse et adoptant la création des parcs nationaux. « Du jour au lendemain, tous les rapaces furent protégés et le patrimoine naturel reconnu comme d’intérêt général », rappelle Gilbert Cochet en référence à la loi relative à la protection de la nature votée en 1976. « Une époque bénie et sans lobby (…). On ne protégera probablement plus jamais autant d’espèces d’un coup », estime l’auteur de Ré-ensauvageons la France (Actes Sud, 2018).

Castors, vautours, aigles royaux, élans, dont beaucoup ont frôlé l’extinction, sont désormais protégés et disposent de territoires propices à leur épanouissement. Constat est alors fait que dès qu’on laisse la nature un peu tranquille, elle fait preuve de résilience. L’absence d’intervention humaine, hormis celle ayant consisté à réintroduire certaines espèces disparues comme le vautour fauve ou le lynx, donnera naissance à la version française d’un courant de pensée encore émergent : le concept de « réensauvagement ».

Ce modèle de gestion de la nature, aussi nommé « rewilding », suscite depuis des décennies de nombreux débats, longtemps cantonnés au milieu de la recherche. Mais dans les années 90, l’expérience menée dans le parc naturel de Yellowstone, le plus vieux parc naturel du monde, a eu un écho au-delà du cercle des spécialistes. Les scientifiques ont constaté les effets bénéfiques de la réintroduction d’une meute de loups sur l’épanouissement de la faune et la flore sauvages. Grâce aux prédateurs, la végétation s’est régénérée, les oiseaux sédentaires et migrateurs ont vu leurs effectifs s’accroître. « Ce succès a démontré qu’une politique volontariste consistant à protéger un endroit pour lui permettre de retrouver toutes ses fonctions initiales est efficace », explique la naturaliste Béatrice Kremer-Cochet. « Grâce au loup, la montagne reprend vie, la forêt regagne du terrain, car les herbivores constamment sollicités par les prédateurs se déplacent en permanence et n’exercent plus la pression délétère sur la végétation », poursuit-elle.

Le politique du laisser-faire

Le cas de Yellowstone a permis à la recherche de mieux comprendre la relation des prédateurs avec leurs proies et de tout ce qu’elle implique sur le maintien des écosystèmes. Il va aussi encourager la naissance d’associations telles que Rewilding Europe dont l’objectif est de valoriser les terres abandonnées sur le Vieux Continent en les remettant dans un état sauvage maximal. « La recette est simple : il ne faut rien faire, laisser la nature évoluer librement, à son rythme, explique Gilbert Cochet, président de l’association Forêts sauvages qui utilise l’acquisition foncière pour protéger de façon intégrale des surfaces forestières. C’est probablement ce qu’il y a de plus difficile à appliquer car nous autres Occidentaux supportons mal de rester sans rien faire. Nous aimons par-dessus tout prendre les choses en main activement. »

Un réensauvagement digne de ce nom nécessite a minima que les humains n’interviennent plus. « Cela ne veut pas dire que l’être humain n’a plus sa place dans la nature. Il peut y aller, mais en tant que contemplateur, observateur », rassure aussitôt Béatrice Kremer-Cochet. « Dans certaines campagnes abandonnées, des autochtones se désolent de voir les terrasses de pierres disparaître sous les arbres. Nous leur disons que c’est une grande chance à saisir pour vivre autrement notre rapport à la nature, pas seulement de façon dominatrice, gestionnaire, mais en laissant sa résilience s’exprimer, en favorisant ce réensauvagement qui a déjà débuté », poursuit-elle, rappelant l’importance de laisser le bois mort en forêt car c’est un véritable nid de biodiversité.

Dans leur ouvrage commun L’Europe réensauvagée : vers un nouveau monde (Actes Sud,2020), Gilbert Cochet et Béatrice Kremer-Cochet évaluent le potentiel européen du retour du monde sauvage et invitent les acteurs politiques à créer une véritable ceinture dédiée au développement de la faune et flore sauvage, de l’Atlantique jusqu’à l’Oural. Tous deux citent de nombreux exemples de la façon dont les espèces se régénèrent quand on les protège. Par exemple, en 1979, alors que plus aucun bouquetin ne peuplait les cimes du Mercantour, on en compte désormais 1 450 grâce à leur réintroduction. Dans le Parc national des Écrins, les chamois qui étaient 3 000 en 1973 sont aujourd’hui 15 000, « sans que la surpopulation crainte n’ait eu lieu », défend Gilbert Cochet.

Le retour des prédateurs

Pour que les espèces atteignent leur densité naturelle, les naturalistes affirment que l’ensemble de la chaîne alimentaire doit être reconstituée, des insectes aux oiseaux en passant par les ongulés et les grands prédateurs. Parmi les nombreuses réintroductions, celles concernant les grands prédateurs ont suscité - et suscitent encore - des craintes chez certaines personnes vivant à proximité des zones « réensauvagées ». Et c’est le loup, dont le retour en France s’est fait naturellement dans les années 90, qui suscite le plus de conflits.

« Entre le lynx, l’ours et le loup, ce dernier est celui qui représente la plus grande difficulté pour les humains », admet Jean-David Abel. Canus lupus symbolise les difficultés à réconcilier le monde sauvage avec certaines activités humaines en pleine nature, comme le pastoralisme.

Contrairement au hibou grand-duc ou au faucon pèlerin, le loup impacte le quotidien des éleveurs en s’attaquant aux troupeaux. En 2019, la mort de 12 451 animaux d’élevage a été attribuée à ce prédateur.

Les bergers, qui jusque-là avaient pu travailler librement dans les montagnes, ont vu leur destin bouleversé. Bruno Graillat, président de la coordination rurale de la Drôme, le déplore : « le métier n’est plus le même ». Malgré les aides allouées à la protection des troupeaux, « il y a trop d’attaques ». Les éleveurs se sentent démunis. « Avec les écologistes, on a l’impression que le bien-être animal est du côté du loup, jamais du côté des brebis, ni de celui de l’éleveur. Si l’on ne fait pas attention, dans quelques années, il n’y aura plus d’élevage en montagne et en plein air, alerte-t-il. Et je ne crois pas que ce soit le sens que veut prendre notre société. »

Mais pour Gilbert Cochet, le loup est un indicateur : « si nous parvenons à cohabiter avec lui, alors nous parviendrons à faire une place à toutes les autres espèces. »

La France, réservoir de biodiversité

La France continentale accueille plus de 100 000 espèces, soit environ 2% des espèces connues sur notre planète. Il s’agit de la plus importante biodiversité d’Europe. À titre d’exemple, sur les 526 espèces d’oiseaux recensées en Europe, 305 sont présentes en France. Ces chiffres n’incluent pas les territoires d’outre-mer qui hébergent 80 % de la biodiversité du pays.

Pourtant la France ne brille pas en matière de sauvegarde du monde naturel : seulement 1 % du territoire métropolitain terrestre et 1,6 % du territoire maritime bénéficient d’une protection forte, contre 10 % en Italie. « Avec si peu d’espace laissé à la tranquillité de la nature, est-ce étonnant qu’il y ait des conflits entre les éleveurs et la faune sauvage ? », interroge Béatrice Kremer-Cochet, estimant insuffisants les territoires où les activités comme la pêche, la coupe de bois ou la chasse sont interdites.

La naturaliste insiste également sur l’importance de connecter les surfaces protégées en elles. Elle est rejointe par le Commissariat général au développement durable (3) qui estime que la fragmentation des milieux naturels, par les infrastructures routières (routes, chemins de fer) ou hydrauliques (barrages, écluses), constituent une menace majeure pour la biodiversité.

Les associations prennent en main le réensauvagement

L’incapacité des pouvoirs publics d’appliquer de telles mesures de protection fortes pousse des associations à utiliser « la maîtrise foncière » comme méthode pour favoriser le réensauvagement. L’Aspas (association pour la protection des animaux sauvages) a ainsi acheté depuis 2010, grâce au financement citoyen, 1 160 hectares de forêts pour les laisser en « libre-évolution », c’est-à-dire sans aucune intervention humaine. « Il faut savoir que, dans certains parcs nationaux comme celui des Cévennes et des Calanques, on autorise la chasse, dénonce Richard Holding, chargé de communication à l’Aspas. La propriété privée nous permet de faire ce que l’État ne fait pas. »

En créant le label Réserves de Vie Sauvage®, l’association basée dans la Drôme garantit à ses soutiens un niveau de protection maximal. Les terres sélectionnées par l’Aspas ne le sont pas par hasard. Ce sont ces fameuses parcelles réensauvagées naturellement comme les 490 hectares du domaine de Valfanjouse, aux pieds du Vercors. Son rachat a suscité la crainte de certains éleveurs et chasseurs qui ont dénoncé une “sanctuarisation des campagnes”.

Le 21 août 2020, un millier d’agriculteurs, d’éleveurs et de chasseurs ont manifesté à Crest contre ce rachat. Madline Rubin, directrice de l’Aspas, juge plutôt que son association cristallise les inquiétudes de filières en crise. « 2 000 hectares de terres agricoles disparaissent chaque année dans notre département au profit des zones commerciales sans que cela ne suscite autant d’émoi », regrette-t-elle.

Le monde sauvage en concurrence avec les ruraux

Jean-David Abel est parfois mal à l’aise avec ce nouveau concept de réensauvagement, alors qu’il travaille depuis des années à ce que les activités humaines soient compatibles avec la sauvegarde du monde sauvage. Selon ce fervent protecteur de la biodiversité, vice-président de France Nature Environnement, instaurer un dialogue avec les agriculteurs-éleveurs qui vivent dans ces zones est indispensable car ce sont souvent ceux qui, comme dans le Vercors, respectent le mieux l'environnement. Des petits exploitants que France Nature Environnement accompagne vers des pratiques plus respectueuses de la faune et la flore sauvages.

Leur cri d’alarme est résumé par Bruno Graillat, également éleveur et producteur en bio dans la Drôme : « nous sommes pris en étau entre l’artificialisation et le réensauvagement qui nous enlève maintenant le peu de terre dont on dispose encore pour pratiquer une agriculture locale et durable », déplore-t-il. Selon la Fédération nationale des Safer (4), en 2019, 30 900 hectares de terres agricoles ont été vendues en France pour être urbanisées, soit l’équivalent de trois fois la superficie de la ville de Paris.

L'association Forêts sauvages pratique ce dialogue avec les populations locales depuis des décennies dans le Massif central. Quitte à accepter, parfois, le passage des chasseurs ou le partage de terres avec les agriculteurs. Cette souplesse permet à ses équipes d’être appréciées dans des territoires où tout le monde se connaît.

« Notre intérêt n’est pas d’être propriétaire de la France entière, répond le chargé de communication de l’Aspas Richard Holding à l’expression de ces réticences. Nous œuvrons pour la cause, pour les générations futures ». Il assure que les prochaines réserves feront l’objet d’une meilleure concertation avec le voisinage, rappelant que leur combat est aussi de démontrer les impacts du loisir de la chasse sur les équilibres naturels et constituer des îlots pour l’observation scientifique.

Plusieurs degrés d’intervention

Sur le terrain, le directeur de l’unité territoriale du Ventoux de l’Office national des forêts (ONF), Olivier Delaprison, estime la présence humaine trop importante pour se passer de toute intervention. Il prend l’exemple des 800 hectares de libre évolution dans la forêt domaniale du Mont Ventoux, où des tirs ponctuels sont autorisés en raison d’une trop grosse concentration de chamois. “Il faut des milliers d’hectares d’un seul tenant pour permettre à un biotope et à l’ensemble de la chaîne alimentaire de se reconstituer et de retrouver des équilibres. Sinon, le risque est d’avoir une concentration d’animaux trop importante, ou de voir la forêt elle-même se détériorer sous la pression des ongulés”, ajoute-t-il. Pour lui, un projet n’aurait de sens que sur “17 000 hectares minimum”.

« Si l’on ne faisait que du réensauvagement, même en multipliant par cinq les surfaces dédiées, cela n’endiguerait pas le déclin observé pour des espèces comme les alouettes, les hirondelles, les abeilles ou encore les insectes à la base de la chaîne alimentaire », estime Jean-David Abel. Le responsable du réseau biodiversité chez France Nature Environnement rappelle que c’est l’ensemble des pratiques humaines qui doivent être revues, en limitant l'artificialisation des sols, en développant massivement les techniques d’agroécologie et la permaculture. Le réensauvagement est une goutte d’eau, certes, mais remplie d’espoir.

 

(1) https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/272596-quel-est-letat-de-la-biodiversite-en-france-les-principales-menaces

(2) Constat du ministère de la Transition écologique et solidaire dans un rapport de synthèse de 2019. https://www.vie-publique.fr/catalogue/271414-lenvironnement-en-france-en-2019-rapport-de-synthese

(3) https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/272596-quel-est-letat-de-la-biodiversite-en-france-les-principales-menaces

(4) https://www.safer.fr

 

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