[FEMMES] : DES MARCHES À L'ASSAUT DE LA VILLE VIRILE

Publié le sam 07/03/2020 - 07:57

crédit Pixabay

Par Florence Brau

Alors que les villes de demain se dessinent, l’égalité femmes-hommes reste une fable. Des villes dessinées par et pour les hommes, un espace public souvent accaparé par la gent masculine, des campagnes aux normes patriarcales encore bien présentes… Partout, des femmes luttent pour se faire entendre : marches à travers la cité, innovations impulsées dans les régions, agricultrices qui tentent de moderniser leur profession…le socle de l’hégémonie masculine vacille.

Beaucoup de femmes se sentent illégitimes ou en insécurité dans la ville, évitent certains lieux ou horaires qui seraient « réservés aux hommes ». Pour contrer ces inégalités de genre et afin que les femmes se réapproprient l'espace public, les marches collectives se multiplient.

Confortablement chaussées et chaudement vêtues pour affronter un froid Mistral de décembre, les habitantes du quartier Hauts de Massane, à Montpellier, sont prêtes pour leur « marche exploratoire ». Une déambulation de deux heures entre barres d'immeubles et jardins familiaux, qu'elles ont concoctée avec l'association de proximité Pacim. « Nous allons repérer les situations qui vous mettent mal à l'aise au quotidien, puis réfléchir aux améliorations possibles », rappelle Catherine Barrière, carnet d'enquête à la main, à une quinzaine de femmes volubiles. Cette anthropologue, fondatrice de Pacim, coordonne des marches exploratoires depuis 2018. Elle en est persuadée, « les femmes sont les premières usagères du quartier, elles sont donc les mieux placées pour savoir comment le faire évoluer ». Après quelques mètres dans des rues pratiquement désertes, le groupe s'arrête sur une petite place. « Ici, les jeunes filles peuvent se faire embêter », lance Dounia[1], presque 60 ans, l'aînée des marcheuses.

S'extraire du regard masculin

Les garçons squattent régulièrement la place, et cela préoccupe les adolescentes. « Elles ne décrivent pas de comportement insultant mais se focalisent sur les regards, qu'elles trouvent gênants », rapporte Catherine Barrière, qui a recueilli le témoignage des ados lors d'une précédente marche. Pour l'anthropologue, « le regard masculin est une violence symbolique dont les femmes cherchent à se protéger ». Une réalité confirmée par Linda, la quarantaine, qui ressent la même pression aux abords des terrasses de café du centre commercial St-Paul. Elle avoue : « Quand je suis seule, je ne passe pas devant, je les contourne ». « L'endroit est devenu uniquement occupé par les hommes ! Ils nous font comprendre que la rue, c'est pour eux, pas pour nous », s'indigne Bouchra. Ces stratégies d'évitement sont encore plus marquées dès que le soir tombe. La majorité des femmes ne mettra d'ailleurs pas un pied dehors si elle n'est pas accompagnée. « De toute façon, pourquoi sortir la nuit ? », reprend Linda. Les femmes ont-elles peur des agressions sexuelles ? On sait que dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville, à l'image de celui des hauts de Massane, environ une femme sur trois se sent en insécurité, contre un homme sur cinq[2]. Pourtant, les agressions ne sont pas davantage commises dans des lieux déserts et de nuit, et 68% surviennent au domicile de la victime ou de l’agresseur[3]. « Il existe une dimension sociale de la nuit qui incite les femmes à pratiquer un couvre-feu virtuel. Elles ont intériorisé l’idée, véhiculée par les normes, que leur présence est illégitime », souligne Catherine Barrière, qui accompagne également des marches nocturnes.

Patriarcat dominant

Pour Frédérique Villemur, historienne à l'école d'architecture de Montpellier et féministe de la première heure, nous sommes face à « une aliénation séculaire des femmes, que l'on retrouve jusque dans la rue ». Le reflet d'une culture patriarcale héritée du XIXème siècle, qui les a renvoyées dans la sphère privée. Avec une injonction à la pudeur et à la bonne conduite lorsqu'elles en sortaient. Une question de domination, donc, qui n'est ni l'apanage d'une classe sociale, ni d'un territoire en particulier. Car si les femmes représentent près de 52 % de la population française (INSEE, 2018), elles sont considérées comme une minorité. Un symbole flagrant : seuls 3% de noms de rues en France leur rendent hommage (enquête Soroptimist, 2014). Les loisirs à destination des jeunes sont un autre exemple. « Les skate-parks et city stades, terrains de sport les plus construits en Europe depuis trente ans, sont ouverts à tous mais occupés par près de 100 % de garçons », dénonce le géographe Yves Raibaud dans un podcast au nom évocateur, Les couilles sur la table[4]. Il reprend : « Tout rappelle aux femmes qu'elles ne sont pas prioritaires dans la ville. Ou alors en objet sexuel, qui s'y rend à ses risques et périls ».

Le droit de flâner

Au retour de leur marche, les montpelliéraines devaient s'offrir un café au St-Paul, dans un petit centre commercial éponyme des Hauts de Massane. Histoire de reprendre leur place dans un espace accaparé par les mâles. Le vent glacial aura finalement raison de leur courage, mais ce n'est que partie remise. Car les marches féminines, qui peuvent prendre différentes formes, ont une vertu : leur donner confiance en elles, les pousser à s'affirmer, dans un entre-soi libérateur. Mireille Costesec, spécialiste en environnement urbain pour une autre association montpelliéraine, l'Apieu, le remarque à chacun de ses « Voyages en terre connue ». Des balades qu'elle a créées il y a 5 ans pour (re)découvrir la ville entre habitantes de différents quartiers et cultures, souvent avec leurs enfants. « Elles vont de surprises en surprises, hors de leurs trajets quotidiens qui les empêchent de flâner. Ces sorties rééquilibrent les choses en leur montrant qu'elles ont le droit d'avoir une ouverture de leur cadre de vie. Elles leur apportent aussi d'autres repères dans la ville pour qu'elle s'y sentent sécurisées », témoigne l'animatrice. S'imprégner des lieux avec ses cinq sens puis, comme dans un jeu de rôles, choisir une autre identité que la sienne pour interroger les normes, remettre en route l'imaginaire… C'est encore ce que propose la socio-ethnologue Chris Blache, avec les « marches sensibles » qu'elle initie dans différentes communes. « Ça peut surprendre, reconnaît la créatrice de la plateforme nationale Genre et ville, mais c'est aussi comme ça qu'on peut modifier les usages ».

« Pour vivre de belles choses »

À Montpellier, l'association Pacim se met en quatre pour favoriser l'égalité des genres. Une marche, associant cette fois-ci les hommes, est prévue courant 2020 afin de les sensibiliser aux problèmes que rencontrent leurs moitiés. Revenue au chaud, dans les locaux de l'association, Dounia se met à rêver d'un quartier avec plus de commerces, de bancs publics, de jeux pour les enfants, de fleurs… « Pour que les gens vivent de belles choses ». Certes, les demandes peuvent paraître modestes. Mais « en proposant des solutions, les femmes qui manquent de reconnaissance sont valorisées. D'invisibles, elles deviennent porteuses d'intérêt général, ça aussi c'est un cheminement ! », se réjouit Catherine Barrière. Avant d'ajouter : « On ne porte pas uniquement des revendications féministes sur notre environnement, on veut que chacun trouve sa place dans le respect de l'autre ».

 


[1]Les prénoms des marcheuses ont été changés à leur demande.

[2]Rapport annuel de l’Observatoire national de la politique de la ville 2015

 

Garantissez l'indépendance rédactionnelle et financière de Sans transition !