Architecture frugale : faire mieux avec moins

Publié le mar 25/09/2018 - 11:10

Un manifeste Pour une frugalité heureuse a été publié sur internet, cette année, sur le site frugalite.org. Coécrit par deux architectes et un ingénieur, il défend une conception délibérément « low-tech » de l’architecture et de l’aménagement. Dans cette méthode de construction, les matériaux naturels et locaux sont la norme, dans un dialogue permanent avec les territoires où les projets s’inscrivent. Une architecture engagée, qui s’oppose à une prétendue construction « durable », stéréotypée et promue par les grands groupes du BTP. 

 

 

Sept bâtiments en bois font face aux vignes. Viavino est assurément un projet architectural qui fait corps avec son environnement. De par son usage, d’abord : ce « pôle œnotouristique » situé dans la commune de Saint-Christol, près de Lunel (Hérault), est destiné à valoriser les savoir-faire viticoles languedociens. Ensuite, de par sa conception. Dessiné par l’architecte français Philippe Madec, il est constitué de matières locales et naturelles : bois des Cévennes, pierres sèches, et même de la terre récupérée sur le site. Ces constructions légères, livrées en 2013, sont représentatives de l’architecture dite « frugale ». Cette vision écologique de la discipline prend le contre-pied des constructions estampillées « durables », livrées par les leaders du BTP.

Publié sur le site internet frugalite.org, le manifeste Pour une frugalité heureuse rappelle que les secteurs de la construction et de l’aménagement représentent « au moins 40 % des gaz à effet de serre » au niveau global. « Les professionnels du bâtiment et de l’aménagement du territoire ne peuvent se soustraire à leur responsabilité », déclarent les auteurs. En face des projets d’écoquartiers où le béton domine encore trop souvent, l’architecture frugale se présente comme une réponse militante aux enjeux climatiques. Au début du mois de septembre, plus de 4000 personnes avaient signé le manifeste.

Le texte a été coécrit par l’architecte Philippe Madec, Dominique Gauzin-Müller, chercheure, spécialiste de l’architecture écologique et l’ingénieur Alain Bornarel, du bureau d’étude Tribu, pionnier de l’approche environnementale du bâtiment.

Le centre œnotouristique Viavino de Saint-Chritol est une réalisation de Phillippe Madec, emblématique de la frugalité en architecture : matériaux locaux, ventilation naturelle... © Pierre-Yves Brunaud

Une architecture « low-tech »

« La notion de frugalité renvoie à la nécessité d’être économe en énergie et en ressources, explique Alain Bornarel. Elle rappelle aussi qu’une bonne partie des matériaux utilisés pour une construction dite “durable” sont issus de la filière pétrochimique. D’où l’importance de recourir à des matières demandant peu d’énergie pour être produites, comme le bois la paille, le chanvre ou encore la terre. »

Pour Dominique Gauzin-Müller, la démarche « exprime l’urgence d’agir pour réduire l’empreinte écologique du secteur du bâtiment. Nous pouvons faire mieux avec moins. C’est cela la frugalité “heureuse” ». Le manifeste vise aussi à mettre des mots sur des méthodes de travail déjà pratiquées depuis plus de quinze ans par des architectes, maîtres d’ouvrage et ingénieurs, sans qu’un mouvement collectif n’ait émergé.

L’un des mots clés du texte est la « simplicité ». Une façon de dire que le tout technologique n’est pas la seule voie possible pour atteindre de bonnes performances thermiques et énergétiques. « Aujourd’hui, des ventilations double-flux avec récupération de chaleur sont très souvent installées dans les bâtiments. Mais encore faut-il savoir utiliser et réparer ces instruments », indique Dominique Gauzin-Müller.

 « Il faut recourir à des matières demandant peu d’énergie pour être produites, comme le bois la paille, le chanvre ou encore la terre. » — Alain Bornarel — Ingénieur spécialiste de la construction écologique

L’architecture frugale privilégie quant à elle le bioclimatisme, ou l’art de tirer le meilleur parti de son environnement, du climat local et de l’ensoleillement. Le but : diminuer notre dépendance aux nouvelles technologies. La ventilation, par exemple, est autant que faire se peut naturelle, comme c’est le cas dans les bâtiments de Viavino. Dans ces constructions boisées, des ouvertures en façade permettent de faire entrer l’air, qui est récupéré par des cheminées placées sur le toit.

De larges baies vitrées éclairent naturellement les intérieurs et des brise-soleil évitent la surchauffe des bâtiments. Des puits canadiens alimentent la salle de conférence : ce système utilise la température du sous-sol pour réchauffer ou rafraîchir un intérieur. Couplés à une isolation performante et à une production d’électricité photovoltaïque en toiture, ces dispositifs permettent à l’ensemble d’atteindre un bilan énergétique neutre. Et ce, sans profusion de capteurs ou de régulateurs électroniques.

Circuit-courts

Mais la frugalité, c’est aussi faire avec les ressources et les matériaux que l’on trouve sur place. Citons les locaux périscolaires de la petite commune de Tendon, dans les Vosges, réalisés et livrés en 2012 par l’atelier d’architecture HAHA. Ce dernier s’est associé au centre technique d’innovation de la filière bois des Vosges pour mener un projet expérimental visant à utiliser au mieux le bois local. Et il a fallu faire preuve de créativité : « Nous ne disposions que de petites sections tortueuses de hêtre. Nous avons alors créé un système inédit de poutres-caisson assemblées avec des vis et des clous », raconte Julien Mussier, architecte.

Cette volonté de l’architecture de produire des bâtiments en circuit court bénéficie aux territoires et à ses habitants : une fois élaborées, les techniques peuvent être utilisées par les artisans locaux pour la réalisation d’autres projets. Mais avant d’être partagées, elles doivent être validées par des bureaux de contrôle. La démarche n’est pas évidente : « Il faut prouver à des organismes la résistance de matériaux et de savoir-faire parfois ancestraux, selon des méthodes de calcul très complexe », témoigne Thierry Joffroy, architecte et chercheur à Craterre, un laboratoire de l’école d’architecture de Grenoble consacré à la construction en terre.

Cette architecture saine est-elle accessible au plus grand nombre ? « La construction la moins chère est faite en parpaings, isolée avec de la laine de verre et comprend des menuiseries en PVC. On ne va pas sauver la planète avec ça ! », répond Philippe Madec. Il suggère une intervention des pouvoirs publics pour financer des projets « frugaux », notamment dans le parc de logements sociaux. Et si certains bailleurs, comme le Bordelais Aquitains, commencent à s’intéresser au bois et à la terre crue, les choses évoluent lentement.

 

Le Centre de découverte, de culture scientifique et de recherche sur l’environnement et la biodiversité de La Roche-sur-Yon est une réalisation de l’agence Guinée-Potin. Le bâtiment neuf est construit avec des matériaux biosourcés : chaume, pilotis en châtaigner, murs en terre... © GP

Le poids de lobbies

Pourtant, « nombreux sont les jeunes professionnels attirés par ces démarches. Et les matériaux biosourcés représentent aujourd’hui environ 10 % du marché », précise Florence Bonduau-Flament, directrice d’Envirobat Oc, le centre de ressources du bâtiment durable en Occitanie. « À Craterre, nous avons de plus en plus de demandes d’informations et de formations, même de la part de professionnels », assure de son côté Thierry Joffroy. 

Les produits et matériaux de construction peuvent être utilisés en fonction de règles professionnelles rédigées par les filières elles-mêmes. Ces règles, dans le cas des produits biosourcés, doivent être acceptées par une commission technique. La démarche est longue et coûteuse : 30 000 euros et un délai d’attente de 12 à 36 mois sont nécessaires, selon Vegetal-e.com, site internet consacré à la construction biosourcée.

« Les lobbies ont intérêt à voir leurs produits se vendre »

Alain Bornarel pointe du doigt les lobbies, qui freinent les avancées de l’architecture frugale. « Leurs représentants sont présents dans les commissions pour habiliter les techniques, explique-t-il. Lorsque nous avons souhaité faire valider la possibilité d’employer la ventilation naturelle, nous nous sommes heurtés aux fabricants de ventilations double-flux. » Pour lui, « les lobbies ont intérêt à voir leurs produits se vendre. »

Heureusement, les professionnels s’organisent. L’architecte Yves Perret a réalisé, il y a dix ans, un immeuble de bureaux de quatre étages comportant un mur en béton de chanvre, à Clermont-Ferrand. « Nous avions alors dû mettre en place une procédure expérimentale pour que le bâtiment soit assuré, car il n’y avait pas encore de cahier des charges pour ce matériau », explique-t-il. Depuis, « des règles professionnelles ont été rédigées pour le chanvre ou d’autres matières comme la paille ». Brique après brique, la frugalité bâtit l’avenir de la construction écologique.

 

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