Edgar Morin : « Tout ce qui peut faire régresser le pouvoir économique doit être mis en œuvre »

Publié le mar 09/10/2018 - 16:59

Propos recueillis par François Delotte

Cinquante ans après Mai 68, le philosophe Edgar Morin voit une filiation indirecte entre ce mouvement et les actions des collectifs citoyens comme Alternatiba, les Jours heureux ou encore les Faucheurs de chaises. Du haut de ses 97 ans, il demeure un observateur averti de la vie politique. Cet ancien résistant, témoin du Front populaire, reste habité par la lutte pour les progrès sociaux et écologiques. Rencontre.

Vous avec été témoin ou acteur de plusieurs mouvements de lutte pour le progrès : 1936, la Résistance et 1968. Cette dernière étape était-elle dans la continuité des deux premières, ou était-ce une rupture ?

Je pense qu’il y a des éléments communs. Dans la Résistance, nous étions beaucoup de jeunes. Je faisais partie de la génération qui avait entre 20 et 23 ans, à l’époque. Et nos responsables avaient entre 28 et 30 ans. Il y avait des gens plus âgés, bien sûr. Mais une partie de la jeunesse — notamment la jeunesse maquisarde qui n’était pas partie en Allemagne — a joué un rôle important dans ce mouvement.

Concernant 1936, nous avions senti une aspiration profonde à une autre vie, qui s’est manifestée par ce « juin 1936 » de grèves, avec les gens qui se parlaient entre eux... Un peu comme la première semaine de Mai 68.  Avec un climat euphorique, qui dans un second temps a été condamné et réprimé.

J’appelle ces moments des « extases de l’Histoire ». Des moments qui ne peuvent pas durer longtemps, mais qui sont des épanouissements de poésie, de vie, de communion, de fraternité, de générosité.... Je pense que dans les périodes désertiques de la vie apparaissent souvent ces moments magnifiques. Il faut essayer d’en garder le souvenir et les renouveler.

Comme vous l’écriviez à l’époque, 1968 était une brèche dans laquelle les volontés d’émancipation se sont engouffrées. Mais celle-ci n’est-elle pas en train de se refermer, avec le retour d’un certain conservatisme ?

Beaucoup de gens croyaient que c’était un début de révolution — comme les maoïstes et les trotskystes — ou bien sa répétition générale. Moi, je voyais que c’était beaucoup plus un message qui allait s’enraciner dans l’Histoire et donner des produits divers. C’est ce que j’ai voulu dire en utilisant le mot de « brèche ». Dans l’immédiat, des soixante-huitards ont quitté le travail salarié pour aller élever des chèvres ou des moutons dans le Larzac ou ailleurs. D’autres sont allés travailler en usine pour partager le sort des ouvriers.

Dans un second temps, je crois que ce mouvement a contribué au déclin du Parti communiste et du Parti socialiste. Dès les années 1977, le message des dissidents soviétiques est arrivé, on a vu que le maoïsme était devenu grotesque, que le Vietnam n’était pas seulement émancipateur... Et c’est vrai que beaucoup de soixante-huitards, ceux qui avaient l’espérance d’un autre monde, d’une autre société, ont été rapidement déçus. Une bonne partie d’entre eux s’est adaptée ou résignée. C’est pourquoi, parmi les critiques de Mai 68, on entend dire que ce mouvement a contribué à la société de consommation. Mais il y a contribué par la déception provoquée par le retour de l’ordre ancien.

Cela dit, il existe aujourd’hui une floraison d’associations à caractère d’entraide, de solidarité, promouvant l’agroécologie ou le renouvellement de l’école... C’est le cas d’Alternatiba ou encore des Jours Heureux. Et, comme pour Mai 68, il y a deux branches dans cet ensemble : celle qui prépare concrètement dans des oasis de vie la nouvelle civilisation et la branche violente qui, en général, joue un rôle négatif, car elle empêche la branche pacifique de se développer. Il y a là un héritage indirect de Mai 68, mais renouvelé, régénéré d’une autre façon.


Voir aussi : Alternatiba : « Nettoyer la Société Générale de ses investissements sales »


Aujourd’hui, on peut avoir l’impression que la jeunesse est peu animée par un sentiment fraternel, que la majorité des jeunes luttent plutôt individuellement pour s’insérer dans la société et le marché de l’emploi. Les conditions ne sont-elles pas pourtant réunies pour inciter les jeunes à un engagement massif ?

Jusqu’aux grandes grèves de 1995, il existait un courant uni de rébellion massive de la jeunesse. On voit qu’aujourd’hui, une partie de cette jeunesse, non seulement se détourne des mouvements de solidarité, par exemple à l’égard des migrants, mais peut même se tourner vers les idées régressives du repli national, en manifestant contre le mariage pour tous ou en rejoignant le Rassemblement National... Pourquoi ? Parce que nous avons un dépérissement du peuple de gauche et de la culture de gauche.

Au début du XXe siècle, les instituteurs apportaient dans les campagnes et les villes les idées du progrès. Les partis politiques étaient des pépinières dans lesquelles on se formait une conscience internationaliste, dans un mouvement de solidarité avec les travailleurs au niveau mondial. Pendant longtemps, le Parti communiste, en dépit de son stalinisme, formait à cet humanisme marxiste. Aujourd’hui, le PC est mort, le PS est mort, les gens de ma génération sont morts. Il faut essayer de repenser, de retravailler la gauche, et c’est cela le plus difficile. Lorsque je fais des conférences sur la refondation politique, il n’y a aucun homme ou femme politique présents. Aucun politique ne s’intéresse à ces choses-là. C’est un changement de structures économiques, sociales, mentales qu’il faut mettre en place. Le paradoxe, c’est que le gouvernement actuel ne jure que par le changement, mais ne change que ce qu’il faut pour ne rien changer.

Pourtant, il n’y a jamais eu autant d’enjeux : dérèglement climatique, accroissement des inégalités, chômage... Comment mobiliser les gens, les amener à fraterniser et à agir ensemble ?

C’est un problème pour lequel il n’existe pas de recette magique. Cela nécessite des prises de conscience, une propagation des idées. Mais, désormais, le gros de la presse est entre les mains de puissances économiques. Il y a beaucoup de résignation et d’apathie. Ces mouvements de solidarité que nous évoquions précédemment devraient s’associer et commencer à élaborer une pensée qui au début serait une pensée suprapolitique : avant de penser aux élections, il faut penser à être une force qui représente une voie. Il est nécessaire de prêcher, mais l’on prêche souvent dans le désert. Nous ne sommes malheureusement pas maîtres du temps. Et le temps travaille plus pour les forces régressives que pour les nôtres. Notamment parce que le système politique actuel consiste à réduire la politique à l’économie. C’est la croissance, c’est le PIB ! Gardons à l’esprit que les époques régressives existent. J’en ai vécu. Nous devons entretenir les îlots de résistance.


Voire la vidéo : Jean Jouzel : « Nous avons deux ans pour agir »


Est-ce que, justement, l’essor de ces mouvements citoyens autour de l’écologie, des questions fiscales ou des alternatives, est une façon de rouvrir la brèche ?

A mon avis, le sujet n’est pas seulement d’ouvrir une brèche, mais aussi d’inaugurer les prémices d’une nouvelle société. Nous en sommes à un point très préliminaire. Mais nous devons construire une pensée directrice, ce qui est un travail de longue haleine.

Vous avez vous-même pu prendre part à ce type de mouvement, en « fauchant » une chaise, en 2015, dans une banque de Bayonne, pour protester contre l’évasion fiscale...

Il me semblait que l’évasion fiscale devait être combattue, car c’est une perte de moyens considérable pour l’ensemble des citoyens. À mon sens, tout ce qui peut faire régresser le pouvoir économique qui domine partout, qui court dans les ministères, qui influence le gouvernement et qui empêche beaucoup de prises de conscience, doit être mis en œuvre.

Justement, que vous inspire la démission de Nicolas Hulot, qui illustre une sorte d’impasse face aux lobbies ? La politique au sens « classique » du terme est-elle devenue incapable de relever les grands défis de notre époque ?

Je pense que Nicolas Hulot s’est trouvé à vivre une contradiction, en se disant « peut-être que si je reste je peux faire quelques petits pas en avant. Et si je pars, j’abandonne ». Finalement, il a eu une révélation résumée par cette phrase : « J’en ai assez de me mentir à moi-même. » C’est ça qui est le plus important. Car il s’entretenait dans l’illusion de pouvoir changer les choses. Notamment par l’intermédiaire de la position de camaraderie dans laquelle l’entretenaient le Premier ministre et le Président. Maintenant, il peut devenir le porte-parole de la nouvelle voie politique écologiste qu’il connaît très bien. Il sait que les grands changements ne peuvent pas se faire dans le cadre actuel. Pas seulement dans le cadre national, mais dans le cadre mondial. Il sait très bien que cela nécessite une révolution des esprits et une transformation des mentalités. Même si cela est difficile, je pense qu’il doit assumer une nouvelle responsabilité de porte-voix qui s’offre à lui.

Garantissez l'indépendance rédactionnelle et financière de Sans transition !