[DOSSIER] Amish, anti-progrès, rabat-joie : l’ère de l’écolobashing

Publié le mer 25/11/2020 - 07:10
Crédit photo : pixabay. Légende : Des paysans Amish labourant un champ. Emmanuel Macron a raillé les opposants à la 5G en les
comparant à cette communauté qui refuse la modernité.
 
Par Catherine Stern
 
Alors que l’écologie gagne du terrain en politique, comme l’ont montré les dernières élections municipales, les opposants, jusqu’au président de la République, s’adonnent parfois au dénigrement et à la caricature. Les écolos seraient des rabat-joie, des anti-progrès prêts à retourner à l’âge de pierre. Sans transition ! s’est penché sur ces clichés.  
 
 

Le Tour de France et les sapins de Noël sont associés à des moments festifs populaires et s’en prendre à ces symboles peut faire un mauvais buzz. C’est ce qu’ont découvert à leurs dépens Pierre Hurmic, le maire de Bordeaux qui avait souhaité mettre fin au traditionnel sapin de Noël géant sur la plus grande place de la ville1, et Gregory Doucet, le maire de Lyon, qui avait qualifié le Tour de France de sexiste et polluant. « La France d’après, celle des écologistes puritains, doit faire table rase de tous ces vieux éléments de culture populaire qui ont fait l’identité d’avant », n’hésite pas à écrire le très libéral Éric Verhaeghe dans un pamphlet sur Figarovox. La droite, voire l’extrême-droite, s’en sont donné à cœur joie. « Toute la fachosphère s’est mise en branle pour critiquer Pierre Hurmic qui contrevenait à cette tradition du sapin de Noël », signale Vincent Béal, maître de conférences en sciences politiques à l’université de Strasbourg.

Taper sur les écolos devenus dangereux

L’occasion était trop belle pour ne pas taper sur des écolos que le succès aux dernières élections municipales rend crédibles donc dangereux. « À chaque fois qu’il y a un succès, une montée de l’électorat écolo comme dans les années 70 et 80, une crainte s’empare du champ politique qui réactive ce type d’arguments pauvres qui jouent sur les affects, rappelle François Jarrige, maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Bourgogne. Même si ces maires mettent le doigt sur une contradiction assez juste, ils sont pris dans le jeu médiatique et rompent avec le consensus ambiant. »

Cependant, des voix s’élèvent pour critiquer la maladresse du choix de ces symboles. « S’attaquer à des symboles qui font du lien, de la cohésion sociale comme le Tour de France ou la fête de Noël, ça donne l’occasion aux adversaires de l’écologie de créer un retour de bâton en se présentant comme plus proches des classes populaires, contrairement à ces écologistes qui seraient éloignés des réalités », analyse Guillaume Lohest, coauteur de la conférence-spectacle « L’écologie quand il est trop tard ».

Les préoccupations sociales derrière l’écologie

Jean-Baptiste Comby, maître de conférences en sciences de l'information et de la communication à Paris 2 Panthéon-Assas, estime que ces sorties sont révélatrices de logiques structurelles qui indiquent un écart entre le mouvement écologiste et les classes populaires, et même d’un « mépris de classe », comme l’a dit l’eurodéputé EELV Yannick Jadot. Pour le chercheur spécialiste des rapports de classes en jeu dans les questions écologiques, il aurait été plus malin de prendre des symboles de la culture bourgeoise : SUV ou yachts par exemple.

Dans Ensemble nous demandons justice, pour en finir avec les violences environnementales, livre coécrit avec Priscillia Ludosky, figure du mouvement des Gilets Jaunes, l’eurodéputée écologiste Marie Toussaint montre au contraire que l’écologie est l’affaire de tous et toutes. « On le voit avec les propos de ce gouvernement et des précédents : dire que l’écologie est un truc de bobo, c’est ne pas regarder la vérité en face, martèle-t-elle. Mais en tant que militante et responsable politique, j’aimerais dire aux élus écolos qu’il y a de vraies préoccupations sociales derrière l’écologie et que l’essentiel c’est d’agir avec les gens qui habitent les territoires qu’on défend. »

Rabat-joie des néo-libéraux

Si les élus écologistes sont souvent issus des classes moyennes et élus par elles, ils mettent pourtant en œuvre des politiques sociales. Eric Piolle, un des premiers maires de cette nouvelle vague verte, élu à Grenoble en 2014 avec 40 % des suffrages, a d’ailleurs élargi sa base électorale et récolté 53 % des voix en 2020. « Les nouvelles équipes élues ne se distinguent pas seulement sur l’écologie mais aussi sur les questions de démocratie et d’égalité entre les groupes sociaux, affirme le sociologue Vincent Béal. Une des premières mesures prises par Jeanne Barseghian, la nouvelle maire de Strasbourg, a été de souscrire un emprunt pour placer la ville en état d’urgence climatique et enclencher des politiques publiques nouvelles, notamment de rénovation thermique, essentiellement destinées aux classes populaires. » Il cite aussi le discours d’arrêt de la course à la croissance et à l’attractivité du nouveau président du Grand Lyon EELV Bruno Bernard, « en rupture par rapport au néo-libéralisme urbain ». « Si les écolos sont des rabat-joie, ce sont les rabat-joie des néo-libéraux qui ont fait des grandes villes des espaces de maximisation de la rente depuis 30 ans », assène-t-il.

Mettre à distance les promesses démesurées de la modernité

Sans être forcément des radicaux, « les maires écologistes de 2020 remettent en cause les promesses d’abondance et d’artificialisation totale du monde qui a accompagné la modernité, observe l’historien François Jarrige. Si être rabat-joie, c’est mettre à distance ces promesses démesurées, c’est même leur honnêteté intellectuelle de l’être ». Greta Thunberg et des activistes comme Extinction Rébellion martèlent la nécessité de regarder en face la catastrophe écologique en cours, sur laquelle les scientifiques alertent depuis des années, et demandent aux gouvernements d’agir enfin en conséquence. « Des rapports ont été publiés qui indiquent à quel point il est urgent d’agir et la question n’est plus de savoir si ça nous fait plaisir », tranche Priscillia Ludosky.

François Jarrige met aussi en garde contre le « greenwashing généralisé » : « la solution de Macron et d’une partie de la droite pour résoudre les problèmes écologiques consiste à mettre plus de technologie, accélérer la modernisation et relancer l’innovation ». Une « transition » en forme d’impasse qui permet juste de reculer le moment de prendre vraiment la mesure de l’enjeu. « C’est étonnant d’entendre des responsables politiques qui n’ont pas compris qu’il y a une part de renoncement nécessaire si on veut simplement préserver la vie sur terre », résume le docteur en neurosciences Sébastien Bohler. Vouloir à toute force continuer comme avant, c’est continuer à faire fonctionner un système économique qui enrichit certains, mais met en grave danger tous les autres êtres vivants de la planète…

Modifier nos pratiques sociales

Est-ce que notre folie consumériste, notre course en avant dans le progrès, va devoir s’arrêter brutalement quand nous serons arrivés dans le mur ? Ou pouvons-nous collectivement décider un changement de direction comme les écolos l’appellent de leurs vœux ? « C’est infiniment plus dur de modifier nos pratiques sociales, le rapport au monde qu’on a construit depuis deux siècles, que d’investir des milliards dans des solutions technologiques en présentant ça comme des conditions de la transition écolo », reconnaît François Jarrige. Mais il est indispensable et urgent de le faire. « Si on veut préserver les libertés les plus importantes, de vie, de pensée, les droits humains, on a peut-être besoin de mener une guerre à des libertés de consommation, des libertés fossiles de se déplacer avec des gros SUV ou de prendre l’avion pour des city trips », estime Guillaume Lohest.

Mais comment convaincre une opinion publique pas encore unanimement consciente que la situation est suffisamment grave pour qu’il soit devenu vraiment nécessaire de s’auto-contraindre ? « Car les contraintes doivent être choisies démocratiquement. Il n’y a pas de raccourci », poursuit le formateur en éducation permanente. En ce sens, les gens qui traitent les écolos de rabat-joie parce qu’ils invitent à réfléchir à l’utilité d’un sapin de Noël géant et à l’empreinte carbone du Tour de France, d’Amish parce qu’ils mettent en question le déploiement de la 5G, ne sont-ils pas simplement en train de retarder le moment de prendre ensemble les bonnes solutions ?

Ouvrir la voie d’une société plus durable

Or la crise du coronavirus a prouvé que nous pouvons réagir rapidement et collectivement pour changer nos manières de vivre, voire accepter une certaine limitation de nos libertés. « Tant que le gouvernement ne prend pas des mesures aussi extraordinaires pour lutter contre l’emballement climatique, la déforestation ou la sixième extinction de masse, que celles prises contre le coronavirus, comment voulez-vous que les gens comprennent qu’il y urgence ? », se désole la doctoresse Alice Desbiolles, spécialiste de santé environnementale. Pour l’autrice de L’éco-anxiété, vivre sereinement dans un monde abîmé, il faudrait un sursaut politique qui entraîne tout le monde et ouvre la voie d’une société plus bienveillante, apaisée et durable. « Si on définit la joie comme vivre mieux, travailler moins, passer plus de temps avec ses proches, avoir accès à plus d’espaces verts, pouvoir mieux manger, alors les écolos sont loin d’être des rabat-joie », conclut l’eurodéputée Marie Toussaint.

 

Note de bas de page

1. Il a précisé qu’il souhaitait décorer un arbre bien vivant et non un arbre coupé ou en plastique.

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