[REPORTAGE] Alpages volants : expérimenter in vivo les effets du changement climatique

Publié le mer 24/11/2021 - 11:00
© Pierre Isnard-Dupuy

Par Pierre Isnard-Dupuy

Depuis 2016, une équipe du laboratoire d'écologie alpine étudie les effets du changement climatique en permutant des morceaux de prairies alpines entre différentes altitudes. Leur expérience alpages volants permet déjà d’observer une perte de diversité.

En surplomb de la route du col du Galibier, le panorama s'ouvre sur quelques sommets des Écrins. Les marmottes sifflent pour alerter du passage de visiteurs et les motos vrombissent sur cette route touristique des Alpes aux confins des Hautes-Alpes, de la Savoie et de l'Isère. « J'aime travailler ici. Si l'expérience dure vingt ans, ça me va », sourit Tamara Münkemüller, chercheuse CNRS au laboratoire d'écologie alpine (Leca) des universités de Grenoble et de Savoie. Au quotidien, elle passe le plus clair de son temps de travail devant un écran d'ordinateur.

À 2 450 mètres d'altitude en ce début septembre, la scientifique est venue faire des prélèvements de racines dans la pelouse alpine. Avec un simple couteau de table, elle découpe les contours d'un petit tube grillagé en plastique. Le dispositif a été installé un an plus tôt : les tubes ont été remplis d'une terre fine sableuse et installés dans les carrés d'alpages étudiés par les scientifiques. Les racines ont poussé à l'intérieur, avant récolte.

Transplantations de 2450 à 1950 mètres

Objectif général de l'expérience : comprendre le développement des végétaux soumis artificiellement à un changement climatique de + 3°C en moyenne, soit le réchauffement estimé pour les Alpes vers les années 2100. Pour ce faire, des morceaux de prairie (douze tonnes de terre et de végétaux pour un volume de 100 mètres cubes) ont été intervertis par hélicoptère entre les deux espaces climatiques : alpin à 2 450 mètres d'altitude et subalpin à 1 950 mètres d'altitude. Les racines seront étudiées au laboratoire du jardin alpin du Lautaret, situé à 2 100 mètres d'altitude et dépendant de l'Université de Grenoble, qui offre des installations scientifiques accessibles à des équipes internationales. L'expérience inédite baptisé Alpages volants a débuté en 2016, quand les scientifiques ont découpé 40 mètres carrés de pelouses d'alpage en dix morceaux de 4 mètres carrés sur 20 centimètres de profondeur en vue de la transplantation.

Remontées de 500 mètres d'altitude, les plantes subalpines subissent un « refroidissement » que les scientifiques intègrent dans l'expérience « pour voir s'il peut y avoir des effets réversibles et si elles sont capables de s'adapter », explique Tamara Münkemüller.

Les deux lieux de transplantation ont fait l'objet d'un choix minutieux, « avec la même roche mère et des pentes proches. Idéalement, il nous aurait fallu deux lieux complètement identiques pour n'avoir que la variable du climat qui change », poursuit-elle. L'observation et les analyses des scientifiques se poursuivent chaque été depuis cinq ans. « Si on attend 1 000 années, on sait que la plupart des plantes alpines vont être remplacées par d'autres qui remontent à cause du réchauffement climatique. On mène cette expérience parce qu'on veut comprendre les processus intermédiaires et voir s'il y a des rétroactions », précise l'écologue.

Perte de biodiversité

Les premiers résultats diffusés cette année abordent la croissance du feuillage suite à l'étude de la phénologie des plantes, c’est-à-dire de leur croissance saisonnière, notamment par l'observation des caractéristiques des feuilles comme la concentration en chlorophylle et en azote. Les plantes qui ont subi une perte d'altitude, et donc un réchauffement artificiel, parviennent-elles à s'adapter ? « Elles sont en croissance, affirme Billur Bektaş, qui mène sa thèse sous la supervision de Tamara Münkemüller. Elles produisent beaucoup plus mais pas suffisamment pour être compétitives par rapport aux plantes subalpines. »

Résultat : « les bordures des carrés transplantés sont colonisées au fur et à mesure par les plantes subalpines. » Et au cœur de la compétition, « les plantes à fleurs, comme cette potentille, souffrent beaucoup plus que les graminées », nous explique la doctorante en montrant une « communauté » de plantes déplacées. « Les plantes subalpines font un plus grand nombre de fleurs, qui par ailleurs sont plus colorées. Ce sont elles qui attirent en priorité les insectes pollinisateurs. Au bout d'un moment, à cause de la remontée des plantes subalpines, les alpines risquent d'être exclues. Il ne peut pas y avoir de place pour tout le monde », détaille-t-elle encore. En conséquence, c'est une perte de biodiversité importante qui pourrait s'opérer, selon l'équipe scientifique.

Du renfort étudiant

Sur le lieu bas de l'expérience, à 1 950 mètres d'altitude sous le col du Lautaret, Billur Bektaş récolte des tubes de racines avec une vingtaine d'étudiants et d’étudiantes en master 2 dans les universités de Grenoble et de Chambéry. Le groupe passe une semaine au jardin alpin du Lautaret pour participer aux différentes recherches scientifiques en cours. « On organise ce stage déjà depuis sept ans. Il permet aux étudiants de pratiquer sur le terrain en réalisant des opérations qui nécessitent du monde », indique Jean-Christophe Clément, enseignant-chercheur en écologie à l'université de Savoie.

Ce matin de septembre, entre 9h et 10h, en conséquence de l'élévation rapide de la température et de l'absence de vent, les membres de l'équipe quittent déjà leurs polaires et leurs vestes. La lumière est intense, le paysage grandiose, dominé par les glaciers de la Meïje qui culmine à 3 984 mètres d'altitude. « On fait une semaine de relevés qui vont nous apporter beaucoup de données, explique Geoffroy Rebond, en deuxième année du master dynamique et modélisation de la biodiversité (DynaMO) à l'université de Grenoble, qui tâtonne dans les herbes pour trouver les cylindres de plastique pleins de racines à extraire.

Poursuivre les recherches

Une fois les racines récoltées, elles sont portées au laboratoire du jardin du Lautaret. Sous le regard de Billur Bektaş, étudiants et étudiantes nettoient méticuleusement les racines pour les débarrasser de tout résidu de terre ou de feuilles mortes. Elles sont ensuite pesées puis échantillonnées pour différentes analyses : longueur, diamètre, diversité des espèces, composition (carbone, azote, phosphore), symbiose avec des bactéries ou des champignons. « Les données seront compilées dans une grosse base de données. On choisira ensuite sur lesquelles travailler pour notre mémoire », ajoute l’étudiant.

D'autres transplantations sont à venir cet automne dans le secteur déjà étudié, mais aussi à l'Alpe d'Huez dans le massif des Grandes Rousses (Isère), grâce à de nouveaux crédits de recherche débloqués récemment, notamment auprès de l'Agence nationale de la recherche (ANR). Refaire le protocole permettrait de confirmer les hypothèses et « de gagner en généralité concernant les processus observés », selon Tamara Münkemüller. Initialement prévue sur dix ans, l'expérience pourrait se poursuivre sur des années supplémentaires.

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