[HANDICAP] Haro sur les discriminations

Publié le jeu 23/07/2020 - 13:00

Par Guillaume Bernard

Manque d’aménagements prévus pour le télétravail, difficultés d’accès aux soins, suspicion de tri des patients au détriment des personnes en situation de handicap : la crise du Covid-19, avec son lot d’injustices, a mis en évidence un problème bien plus structurel : 15 ans de politiques discriminatoires qui ont mené à l’abandon des personnes en situation de handicap. Associations et personnes concernées n’hésitent plus à descendre dans la rue et à se mobiliser pour réclamer l’égalité.

La crise du Covid-19 a remis sur le devant de la scène un état de fait : les politiques mises en place depuis 15 ans discriminent les personnes en situation de handicap, réduisant considérablement leurs droits. Pour y mettre fin, le combat pour l'égalité passera par la reprise en main de leurs luttes et la reconnaissance de leurs problématiques par tous.

Vouloir paraître trop consensuel, c’est parfois éveiller les soupçons. En pleine crise du Covid-19, Olivier Véran a pu en faire l’expérience. « Les personnes en situation de handicap doivent bénéficier des mêmes soins que le reste de la population », sermonne le ministre de la Santé, lors de sa conférence de presse du 4 avril. Nul doute ! Alors pourquoi rappeler une telle évidence ?
Stéphane Tripoteau, directeur général adjoint de l'APF-France Handicap (association des paralysés de France) a son explication : « Il y a eu des suspicions de tri pour accéder à la réanimation en défaveur des personnes handicapées. Avec d'autres associations, nous avons très vite informé le ministère, ce qui a donné lieu à cette déclaration. Si aucun cas concret de tri n'a été porté à notre connaissance pour l'instant, nous ne pouvons pas affirmer que ça n'a pas existé. Il est possible que des témoignages émergent d'ici quelque temps. »

Venue soutenir les soignants devant le CHU de Toulouse, Odile Maurin est bien moins nuancée. Présidente de l'association Handi-Social qui lutte pour les droits des personnes handicapées, elle empoigne le micro depuis son fauteuil roulant : « Au pic de l'épidémie, quand les places en réanimation se sont mises à manquer, le gouvernement n'a pas laissé d'autre choix aux soignants que de trier les patients. Et nous savons que les personnes handicapées en ont fait les frais. » La présidente de l’association appuie ses dires sur le long reportage de Florence Aubenas dans Le Monde « Alsace, bienvenue à Coronaland » mais également sur un article de Mediapart qui révèle un document interne à l’hôpital de Perpignan où est abordée la question du « tri » des patients. Odile Maurin cherche désormais d’autres témoignages et menace d'attaquer l'État en justice. Si, au cœur de la crise du Covid-19, Olivier Véran a pris soin de rappeler que les personnes en situation de handicap n'étaient pas des citoyens de seconde zone, c'est donc que cette affirmation ne tombait pas sous le sens. La crise du Covid a au contraire confirmé ce que les associations de lutte pour les droits des personnes en situation de handicap répétaient depuis des années : l'égalité, au centre de la devise républicaine française, ne les concerne décidément pas.

Recul des droits depuis 2005

« Avec la crise du Covid, les personnes en situation de handicap ont été fragilisées jusque dans leur accès aux soins. Passer un simple bilan de santé relevait souvent du chemin de croix. Or pour les personnes en situation de handicap comme pour les malades souffrant de maladie chronique, c'est vital », détaille Stéphane Tripoteau de l’APF. Sur le plan professionnel, les choses se sont également compliquées, à l'annonce du confinement : 47% des employeurs n'ont pas pris en compte leur handicap dans les aménagements mis en place par les entreprises, révèle une étude IFOP/agefiph du 19 mai 2020. « Les entrepreneurs ont parfois été pris de court. Il faut faire mieux », commente, brièvement, Malika Bouchehioua, présidente de l'Agefiph et représentante du Medef lors de la présentation de l'étude.

Mais soyons clairs : les personnes en situation de handicap n'ont pas attendu la crise du Covid pour être discriminées ! Les associations militantes comme le collectif Lutte et handicaps pour l’égalité et l’émancipation (Clhee) ou Handi-Social dénoncent « 15 ans de régression de leurs droits ». « La dernière grande avancée en la matière, c'était la loi pour l’égalité des droits et des chances de 2005. Elle a notamment imposé que tout logement neuf soit un logement accessible, ou encore que les transports collectifs soient tous accessibles à horizon 2015 », explique Odile Maurin.

Pourtant, dix ans plus tard, le gouvernement Hollande constate que les objectifs ne sont pas atteints et reporte l'avènement de l'accessibilité universelle. Enfin, en 2018, la loi Élan lui porte le coup de grâce : son article 18 réduit à 20% la part des logements neufs accessibles aux personnes en situation de handicap. Envolé également le projet d’avoir des transports en commun accessibles à tous. Aujourd'hui encore, seules 3% des stations de métro parisiennes sont accessibles aux fauteuils roulants.
Or l’accessibilité est la condition sine qua non de l’égalité. Sans elle, la difficulté d’accès aux études et à l’emploi perdure. De fait, 26% des bénéficiaires de l’Allocation Adulte Handicapé (AAH, 900 euros environ) sont actuellement sous le seuil de pauvreté et 19% des personnes en situation de handicap sont au chômage, soit plus du double de la moyenne nationale, alors que nombre d'entre eux sont en capacité de travailler.

« Pas de charité mais l’égalité »

Kévin a 28 ans, un fauteuil et son chien, Jembé, qui ne le quitte jamais. Pour le rencontrer, il faut chercher dans les endroits où les personnes en situation de handicap sont sous-représentées : la fac bien-sûr, mais aussi les manifestations. « C’est bien ça le problème : qu’on n’ait pas l’habitude de voir de fauteuils en manif ! Je me rappelle que lors d’une manifestation de gilets jaunes, quelqu’un est venu me voir et m’a dit : “merci d’être là”. Comme si je faisais ça pour lui. Mais j’étais d’abord là pour moi ! Je manifeste quand une cause me tient à cœur : pour les hôpitaux, contre les féminicides, avec les gilets jaunes, ce sont des batailles dans lesquelles il est aussi question de mes droits. »

La question du handicap n’est pas une lutte sociale à part, tout comme les personnes en situation de handicap ne sont pas une infime minorité vivant en vase clos. Les situations de handicap concernent d’ailleurs une personne sur six en France et 80% de celles-ci sont invisibles. De plus, 85% des personnes en situation de handicap le sont devenues à la suite d’un accident survenu au cours de leur vie, selon l'enquête « accès à l'emploi » de la Dares1 en 2013. « Si nos luttes régressent depuis 15 ans, c’est parce que la question du handicap n’a pas été revendiquée comme une lutte politique. On se contente d’attendre que l’État veuille bien nous donner les miettes qui nous permettront de survivre. Mais nous ne voulons pas de charité, nous exigeons tout simplement l’égalité, abonde Odile Maurin d’Handi-Social. Ce qu’il faut répéter, c’est que le problème ce n’est pas nous, ce n’est pas même notre handicap, c’est la société validiste. » Pas encore dans le dictionnaire mais formé sur le même principe que les termes « sexiste » ou « raciste », le mot validiste désigne une société qui discrimine sciemment ses citoyens selon un critère d’invalidité. « Or c’est notre environnement qui crée l'invalidité. Les personnes myopes ne peuvent pas faire grand-chose sans lunettes et pourtant on ne dit pas qu’elles sont handicapées parce qu’on a réussi à adapter leur environnement », conclut Odile Maurin.

Photo : Handi-social. Marche pour les droits et la dignité des personnes handicapées le 10 février 2019 à Toulouse.

Action directe contre association gestionnaire

Dès lors, comment faire en sorte d'être entendu ? Pour Handi-social, l'action directe doit être un des moyens d'interpeller le gouvernement. Aussi le 14 décembre 2018, 15 personnes handicapées, dont certaines en fauteuil roulant, s’introduisent sur le tarmac de l’aéroport de Toulouse-Blagnac et stoppent la circulation aérienne. Actions dans les aéroports, sur les péages et dans les manifestations, Handi-Social renouvelle et décloisonne la lutte pour l’inclusion. Elle obtient d’ailleurs des victoires : après une action de blocage des TGV en octobre 2018 à la gare de Toulouse, la SNCF installe des plans inclinés pour permettre l'accès au quai pour les fauteuils roulants en 2019.
Mais ces actions coup de poing, menées par une association dont les militants se comptent en dizaines, ne suffisent pas à faire bouger les lignes de la politique nationale. Pour y arriver, les associations beaucoup plus conséquentes, comme l’APF, semblent mieux placées pour le faire. Or, elles sont décriées par les associations comme Handi-Social ou le Clhee qui les jugent trop intégrées au fonctionnement institutionnel : « Elles ne peuvent pas jouer un rôle de défense et de contre-pouvoir, parce qu’elles ne bénéficient pas de ce qui est essentiel pour se défendre correctement : l’indépendance financière. Elles sont dans un conflit d’intérêts permanent », expose Elisa Rojas, avocate et militante du Clhee au journal Libération. De son côté, l’APF réfute ces attaques : « Notre position ne nous empêche en aucun cas de monter au créneau quand c’est nécessaire », explique Stéphane Tripoteau, son directeur général adjoint. Nous ne pouvons pas être aussi radicaux qu’Handi-Social car nous avons des milliers d’adhérents et que beaucoup ne sont pas dans la même radicalité qu’eux. Nous ne pouvons pas manifester toutes les semaines car rassembler de nombreux adhérents en situation de handicap et encadrer une telle manif ça coûte cher ! », continue-t-il.

Le 29 mars 2008, l’APF était l’organisatrice de la manifestation « Ni pauvre ni soumis », qui a rassemblé entre 16 000 et 32 000 personnes à Paris pour demander que l’AAH soit équivalente au salaire minimum. « Nous avions mobilisé 14 TGV en enlevant un siège sur deux, cinq avions, 700 bus et minibus. On en avait eu pour plus d'1 million d'euros », se rappelle Stéphane Tripoteau. Depuis, aucune manifestation de lutte pour les personnes en situation de handicap n'a atteint une telle ampleur. Or l'invisibilité de cette lutte n'est sans doute pas pour rien dans le recul des droits observé depuis 15 ans et dans la manière dont les personnes en situation de handicap ont été, une fois de plus, discriminées pendant la crise sanitaire.

 

A voir : « Data Gueule Handicap : le contrat social invalide »

Plus d’infos

www.handi-social.fr

www.ehess.fr

 

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