[ENTRETIEN] Isabelle Attard : l’anarchie, c’est une façon de vivre qui résout les problèmes au lieu d’en causer

Publié le mar 14/09/2021 - 16:22
© Bénédicte Roscot

Propos recueillis par Catherine Stern

Ancienne députée Europe Ecologie-Les Verts devenue anarchiste, Isabelle Attard est convaincue qu’il faut se battre pour l’écologie avec d’autres moyens que la seule démocratie représentative. Elle porte une parole forte et pleine d’espoir.

Pouvez-vous nous raconter votre parcours, en lien avec l’écologie ?

L’écologie pour moi commence avec le combat anti-nucléaire. A dix ans, j’accompagnais mon père le mercredi sur le campus de la fac d’Orléans où on dépliait notre table de camping pour vendre des autocollants « nucléaire non merci ». Je me rappelle de campements en bord de Loire contre la centrale de Dampierre-en-Burly (1).

J’ai aussi pratiqué un sport très écolo, la course d’orientation. C’est seule dans la forêt avec ma carte et ma boussole que j’ai appris à connaître la France et l’Europe : chaque région est associée pour moi à une forêt, un paysage, une odeur, différente à chaque saison. Cela a eu un impact fort sur moi.

Au début de ma vie d’adulte, dans les années 90, j’ai passé pas mal d’années en Suède, un pays écolo dans l’âme qui a compris bien avant nous l’importance du recyclage des déchets ou de prendre soin de la nature.

Le grand public vous a connue comme députée Europe-Ecologie-Les Verts entre 2012 et 2017. Pourquoi avez-vous depuis quitté la politique ?

La politique politicienne m’a déçue. La politique, c’est s’occuper des affaires de la cité et je pense qu’on devrait tous et toutes s’en occuper. Mais ces arrangements entre partis, les compromissions, ce qu’on abandonne en cours de route pour conserver le pouvoir, tout ceci ne me convient pas. Je m’interroge, sur les moyens d’actions qu’on nous confie pour exercer notre pouvoir politique.

Je croyais encore en 2012 à la possibilité de faire changer les choses, de faire évoluer les lois positivement dans notre pays, c’est pour ces raisons que je me suis engagée en politique. Mais nous, écologistes, n’avons eu aucun écho sur la plupart des textes que nous avions préparés (pesticides, taxation de l’huile de palme, chasse, corrida, gavage des oies, ondes électromagnétiques…). J’ai aussi vécu un vrai moment traumatisant : la minute de silence que le groupe EELV a essayé de faire en hommage à la mort de Rémi Fraisse, assassiné à Sivens en 2014, et qui a été sifflée de tous les côtés de l’assemblée nationale, à gauche comme à droite. Et finalement le travail de la Convention citoyenne pour le Climat qui, petit à petit, est vidé de son sens à force d’éliminer les sujets qui fâchent les lobbys de l’industrie.

Quelle vie menez-vous depuis la fin de votre mandat de députée ? Comment agissez-vous aujourd’hui pour mener ces combats autrement ?

J’ai quitté la ville et j’ai l’impression d’agir parce que je me remets en cohérence avec mon environnement. Ma famille et moi avonschoisi de vivre dans un lieu où il n’y a ni bruit, ni pollution, en centre-Bretagne. C’est un endroit éloigné des centrales nucléaires - Brennilis (2), je l’espère, sera démantelée un jour -, une région où on échappe potentiellement au réchauffement climatique. Une région militante aussi, avec des villages emblématiques comme Trémargat, mais ce n’est pas le seul autour de Carhaix, où il y a un foisonnement de vie associative, sociale et solidaire. On essaye, à notre petite échelle, de s’impliquer dans plusieurs projets. Contre le lobby de l’agro-alimentaire breton qui décrète que, dans les villages, soit on accepte les pesticides, l’épandage du lisier, les immenses tracteurs, les poulaillers géants et cette mainmise de la FNSEA (3) sur la vie locale, soit on quitte la campagne. Les éléments de langage de l’association Agriculteurs de Bretagne sont repris dans des chartes municipales de beaucoup de petites communes. Il y a des gens qui résistent comme Morgan Large, la journaliste de RKB (4) qui a reçu de nombreuses lettres de menace parce qu’elle combat le business de l’agro-alimentaire et a même eu les roues de sa voiture déboulonnées ! A mon sens, il n’y a pas de demi-mesures : on ne peut pas négocier avec la vie des gens, la pollution de l’eau, les algues vertes. Je pense que la transition doit se faire vite et fort, radicalement, si on veut continuer à vivre ici. Les changements de vie, les choix agricoles doivent être radicaux. On ne peut plus continuer avec la théorie des petits pas.

Pour être en accord avec vos convictions, vous êtes devenue végétarienne. Comment, selon vous, articuler action individuelle et action collective ?

L’action individuelle ne suffira absolument pas, même s’il y a besoin de changements individuels pour une mise en cohérence entre ce qu’on est, ce qu’on vit et ses combats. Devenir végétarien·ne ne changera rien si ne s’opère pas un changement industriel, une réflexion globale et mondiale, un changement drastique de notre mode de vie en mettant fin au capitalisme.

Dans votre livre Comment je suis devenue anarchiste, vous explorez et racontez la transformation que vous avez vécue vers ce courant de pensée. Pouvez-vous l’expliquer ?

Je ne vois pas cela comme une transformation mais comme une révélation. Une prise de conscience que j’avais toujours été anarchiste. Mais, comme me l’ont écrit de nombreuses personnes depuis la parution du livre, c’est difficile de se déclarer anarchiste quand ce mot a été sali depuis tant d’années, de décennies voire de siècles. A chaque fois que j’entends le mot anarchie, il est utilisé dans un sens négatif, dangereux et violent, synonyme de chaos ou de terrorisme. Dans ce livre, je ne voulais pas seulement raconter cette prise de conscience, mais redonner la vraie définition du mot pour qu’on puisse avoir la fierté de se revendiquer anarchiste. C’est pour moi une façon de vivre qui résout les problèmes au lieu d’en causer. L’anarchie (sans le pouvoir) ne doit pas être confondue avec l’anomie (sans lois, sans règles). L’anarchie, c’est plutôt se fixer des règles collectives élaborées ensemble. Ce n’est pas le désordre, chacun faisant ce qu’il veut. L’anarchie, c’est se battre contre les pouvoirs : le pouvoir des blancs sur le reste de la planète, le pouvoir des hommes sur les femmes, la mainmise de l’espèce humaine sur toutes les autres espèces animales. C’est pour ça que je considère qu’être anarchiste, c’est aussi être écologiste et être féministe intersectionnelle (5).

Et vous ajoutez dans votre livre que « l’anarchisme est la seule pensée politique capable d’apporter une réponse résiliente au monde post-capitalisme et post-effondrement ».

J’en suis convaincue ! Pour moi, il faut réfléchir à construire une société capable de vivre après un effondrement écologique, démocratique et social qui est déjà enclenché – comme le montrent les rapports du Giec (6) et l’abstention aux élections. Il ne suffit pas d’accepter le dérèglement climatique en se réfugiant dans un bunker ou sur une île. On doit pouvoir penser ensemble une réponse collective. Il faut construire une société pour pouvoir vivre dans un monde devenu invivable (et ce n’est pas les 50 degrés au Canada cet été qui me contrediront) à cause d’un mode de vie qui, depuis la révolution industrielle, nous a mis dans cet état-là. Les écolieux où l’on peut vivre en autonomie alimentaire, c’est bien, mais cela ne suffira jamais. Il nous faut réfléchir politiquement. Et l’anarchie, dans sa définition de lutte contre les hiérarchies, contre un pouvoir tout-puissant, contre une élite qui impose sa loi aux 99% de la population, peut apporter des solutions.

La Convention citoyenne pour le Climat est un exemple typique d’autogestion, d’anarchie : 150 personnes issues de tous milieux sont capables de faire des propositions pour ne pas heurter le mur dans dix ou vingt ans, pour nos enfants et nos petits-enfants. On est dans l’anarchie parce que ces personnes qui ne se considèrent pas comme expertes ont réussi à se former, à se forger des idées de façon à ce qu’on puisse aller dans la bonne direction au niveau écologique. C’est un magnifique exemple de prise de position citoyenne, mais complètement foulée aux pieds et réduite à néant par les tout-puissants et les lobbys qui vont avec.

Dans votre livre, vous évoquez e système éducatif actuel en termes très durs. L’avenir, selon vous, serait une éducation qui formerait des humains capables d’inventer une société différente ?

J’ai commencé à m’intéresser à l’anarchie avec les pédagogues libertaires (7). Ces visionnaires considéraient l’éducation comme un outil de transformation sociale. Ils avaient le rêve d’avoir devant eux, plus tard, des femmes et des hommes avec un esprit critique, libres de choisir leur vie. Je n’ai pas ce sentiment aujourd’hui.

Quand on regarde les programmes scolaires : on apprend l’histoire du côté des vainqueurs, des dominants. Des pans entiers de notre histoire ont été mis de côté car dérangeants. Par exemple, on m’a présenté la guerre d’Espagne à la fac comme une guerre civile, alors que c’est une révolution sociale. Si on oublie le rôle des anarchistes en 1936, alors on perd tout le sens et les idéaux de cette révolution. C’est comme pour la Commune de Paris en 1871 : heureusement qu’il y a eu son 150ème anniversaire cette année, sinon on n’en aurait jamais parlé : autant d’avancées sociales, du point de vue éducatif, du féminisme, de l’égalité des droits, concentrées dans si peu de temps, c’est incroyable !

Aujourd’hui, que voyez-vous comme sources d’espoir et d’énergie pour agir ?

Il existe plein de sources d’espoir, au local comme à l’international ! Sur les territoires, il y a énormément de réseaux souterrains, invisibles à l’œil de la politique politicienne : tous ces éco-lieux, ces lieux autogérés, ces coopératives qui émergent ici et là parce que les gens n’ont plus envie, économiquement et écologiquement, d’être des machines, d’avoir des métiers qui ont perdu tout sens. Ils ont envie d’être utiles, sans forcément s’enrichir, en harmonie biologique avec les éléments, de vivre sur un rythme moins effréné. Il y a plein de jeunes qui ont fait des études d’ingénieur ou de finance qui changent brusquement de voie pour s’occuper de maraîchage ou d’agroforesterie. Ce sont des changements de vie qui me ravissent.

Ce qui me met du baume au cœur, c’est aussi ce qui se passe au Rojava, en Syrie du Nord, en lutte contre Daesh, contre l’impérialisme syrien et turc, où les femmes sont en première ligne. Ce qu’elles font politiquement et écologiquement est incroyable ! Et il y a le Chiapas. Le 12 août, pour les 500 ans de la colonisation du Mexique par Cortès, les Zapatistes du Mexique devaient faire le voyage-retour pour coloniser toute la planète à partir de leur petite région ! Leur lutte anti-coloniale et anti-capitaliste est une lutte pour vivre sur leurs terres et nourrir leurs familles, pour leur dignité, au Mexique où l’extraction minière et le tourisme compte plus que leur survie. Leur combat, c’est aussi le nôtre !

Et pour finir, je conseille le livre Entropia de Samuel Alexander, qui nous plonge dans l’univers post-capitaliste et post-pétrole. Il m’a permis de me projeter dans ce qui pourrait être une vie post-effondrement, avec de la culture, de l’art, en ayant moins peur. On a toutes les raisons de paniquer avec ce que l’avenir nous réserve et pourtant il faut trouver des moyens de se projeter dans ce que pourrait être cette vie, non stressante et joyeuse.

(1) Le chantier de construction des quatre réacteurs de la centrale de Dampierre-en-Burly, située sur la Loire, dans le département du Loiret, a débuté en 1974.
(2) Mise en service en 1967 dans les Monts d’Arrée (Finistère), cette centrale nucléaire expérimentale a été arrêtée en 1985.
(3) Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles, syndicat majoritaire dans la profession agricole.
(4) Radio Kreizh Breizh.
(5) Groupe d'expertise intergouvernemental sur l'évolution du climat
(6) L’intersectionnalité est un prisme qui donne un espace de visibilité aux femmes qui subissent à la fois le sexisme et le racisme, et par extension, le classisme, l’homophobie, la transphobie.
(7) Paul Robin, Sébastien Faure, Francisco Ferrer, Célestin Freinet…

+ D’INFOS
« Comment je suis devenue anarchiste », Isabelle Attard, Ed. Seuil/Reporterre, 2019
« Ni Dieu, ni maître. Une histoire de l’anarchisme », Arte, 2017.

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