Propos recueillis par Élodie Crézé
Yves Raibaud est géographe, maître de conférences à l'Université de Bordeaux Montaigne, Adess CNRS. Pour lui, la ville durable risque d’augmenter les inégalités de genre si on n’écoute pas la voix des femmes.
Pourquoi semblez-vous craindre que la ville dite durable et intelligente augmente les inégalités de genre dans la ville ?
La ville durable découle d’abord de l’idée que l’on épuise les ressources fossiles et qu’il faut changer de modèle général. Petit à petit, les pouvoirs publics s’en saisissent et instaurent des normes dites durables. Comme l’idée de favoriser le vélo ou la trottinette. Or, ces normes peuvent être remises en question. En quoi par exemple le vélo ou la marche rendent-ils la ville plus durable ? Les jeunes enfants, les personnes handicapées ou âgées en sont exclues. Si on n’interroge pas ces outils, on risque de hiérarchiser les valeurs, de discriminer ceux qui ne peuvent y adhérer, et ainsi d’augmenter les inégalités. Or souvent, justement, on ne questionne pas ces normes à l’usage des femmes.
Est-ce à dire que les femmes restent les perdantes des villes de demain ?
Si on leur impose ces normes sans les interroger, oui. On se réfugie derrière une illusion d’égalité alors que le mode de vie des femmes ne change pas : ce sont toujours elles, qui en majorité, s’occupent des courses, des trajets pour aller chercher les enfants, des transports de personnes handicapés ou malades, etc. La dimension du « care », le soin des autres, revient globalement aux femmes. Ces inégalités perdurent. Ainsi, prenez une ville où la voiture est bannie : les femmes mettront ¾ d’heure de plus dans les transports en commun que les hommes. Idem, prenez une ville où on éteint la lumière à 23 h dans certains quartiers. S’est-on seulement posé la question du sentiment d’insécurité que cela peut engendrer chez les femmes ? Il faut réfléchir à la construction des normes, en ayant en tête cette histoire chargée par la masculinité. Prendre en compte cette hégémonie masculine qui conduit, aujourd’hui encore, à façonner des villes à l’image des hommes. En voulant se donner l’apparence de la mixité…
Mais qu’est-ce donc que cette ville virile ?
Il suffit de prêter attention au marquage quotidien de la ville, au design urbain, destiné aux hommes. Jusqu’à l’offre de loisirs en ville, avec principalement des terrains de foot, des skate-parks, qui à l’usage, sont plus consacrés aux hommes. De fait, les élus, architectes, urbanistes ou autres choisis pour construire la ville sont généralement des hommes. Prenez aussi les tags : si on parvient à retrouver leurs auteurs, il s’agit majoritairement de l’expression d’hommes. Dans la prise de parole publique, les « experts » choisis, notamment dans le domaine de la technologie, sont plutôt des hommes, tandis que la voix des femmes est souvent disqualifiée. Même dans la cour de récréation, les petites filles apprennent très tôt à rester en périphérie, à esquiver le ballon, au centre. C’est un lieu d’apprentissage de la séparation des genres dans la ville. (1)
À l’approche des municipales, vous questionnez le « gender budgeting ». Pouvez-vous l’expliquer ?
Il s’agit de s’interroger sur l’égalité des genres devant l’impôt. Dans les villes, 75% des budgets profitent aux hommes ! Par exemple, est-il normal que l’on construise un stade de foot de 48000 places dont 38000 seront occupées par des hommes ? Et pourtant, on sait que les femmes s’intéressent autant au sport que les hommes. Mais on privilégie des équipements qui ne leur sont pas destinés. Il faut solliciter les villes à ce sujet. Il existe un véritable rapt de l’argent public par les hommes !
Que pensez-vous de la verbalisation du harcèlement de rue ? N’est-ce pas uniquement une mesure symbolique quasi impossible à appliquer ?
J’y suis totalement favorable, car cette pratique peut être mise à mal si on s’en donne les moyens. À Bordeaux, par exemple, on a réalisé des travaux sur le campus où des étudiantes expliquaient se faire systématiquement harceler à partir de 18h. On a mis sur pied une « carte du harcèlement » en étudiant les allées et venues des harceleurs et on a établi qu’ils sévissaient toujours à la même heure et au même endroit ! On peut facilement les verbaliser. Idem pour les exhibitionnistes, ils ont leurs habitudes…
Pensez-vous que les marches de femmes dans les villes sont efficaces ?
Oui à condition qu’elles servent bien à poser un diagnostic sur tous les quartiers d’une ville et qu’elles ne stigmatisent pas certains quartiers populaires… Elles doivent être consultatives ! L’exemple étranger à citer reste Vienne, avec sa politique de démocratie participative mise au service de l’égalité homme/femme. Le résultat des marches exploratoires des femmes est pris en compte dans la politique de la ville. Parfois, les marches sont aussi l’expression d’une revendication, d’une lutte pour s’approprier l’espace public. En démocratie, on ne peut se passer de la voix des femmes ! Et plus largement, il y a nécessité à aller chercher les voix de tous ceux qu’on n’entend pas.
- Voir les travaux de la géographe du genre Edith Maruéjouls, spécialisée sur les questions d’égalité dans l’espace public, la cour d’école et les loisirs des jeunes.
À lire : La Ville faite par et pour les hommes, Yves Raibaud, Belin, 2015