[THEMA] Si les villes relocalisaient leur système alimentaire…

Publié le jeu 15/12/2022 - 12:30

Rob Hopkins anime le pocast bi-mensuel “From What If to What Next” (de Que se passerait-il si ? à Et ensuite ?) construit à partir de son livre « from What is to What if ». Il invite ses abonné·es à lui envoyer des questions ‘What If’ et les personnes les plus qualifiées pour y répondre et explorer comment passer de la question à sa mise en œuvre.

Rob Hopkins : Dans cet épisode de "From What If to What Next", nous allons explorer la question de Tony Bach, un abonné : "Et si un gouvernement local ou régional décidait vraiment de relocaliser le système alimentaire ? »

La période de coronavirus a mis en évidence une fois de plus la fragilité de notre système alimentaire en flux tendu. Que ce soit parce que les fournisseurs ont du mal à répondre à la demande ou parce que la demande de secteurs tels que les restaurants s'est évaporée du jour au lendemain. Dans le même temps, les banques alimentaires ont dû faire face à une demande sans précédent et de nombreuses familles ont été confrontées à des pénuries alimentaires. Nous pouvons et nous devons faire beaucoup mieux. Le moment est venu de réimaginer et de reconstruire.

Aujourd'hui, nous allons donc nous demander : "Et si les villes devaient volontairement et habilement relocaliser leurs systèmes alimentaires ? Et si un programme coordonné permettait de resituer une ville dans son bassin alimentaire pour la reconnecter avec la terre qui l'entoure et donner le coup d'envoi d'une explosion de production alimentaire urbaine ? Et s'il s'agissait d'une approche ancrée dans la justice sociale et l'égal accès à des aliments bons et nutritifs ? Et s'il s'agissait d'une stratégie de santé publique et pas qu'une stratégie alimentaire ? Comment serait-il possible de vivre dans un avenir où les réseaux et les marchés alimentaires seraient dynamiques et où la pauvreté alimentaire appartiendrait au passé ?

Je vais explorer cette question avec deux personnes très qualifiées pour le faire : Dee Woods et Christian Jonet. Dee Woods se présente comme une militante de l'action alimentaire et agricole. Son militantisme est axé sur la bonne nourriture pour tous et toutes et sur les obstacles systémiques auxquels sont confrontées les communautés marginalisées. Elle est cofondatrice de Granville Community Kitchen à South Kilburn, un quartier du nord-ouest de Londres, et de l'African and Caribbean Heritage Food Network, membre du London Food Board de la Greater London Authority, du comité directeur de People Food Power. Chargée de recherche à l'université de Coventry, elle a écrit et donné de nombreuses conférences sur l'insécurité alimentaire, les inégalités dans les systèmes alimentaires, l'élaboration de politiques participatives, l'intersectionnalité et l'organisation décoloniale.

Christian Jonet est l’un des fondateurs de Liège en Transition en Belgique et de la Ceinture Aliment-Terre liégeoise (CATL), l'une des tentatives les plus audacieuses de relocaliser le système alimentaire d'une ville et les plus passionnantes que j'ai vu ces cinq dernières années. CATL a démarré 21 nouvelles coopératives qui ont levé plus de cinq millions d'euros d'investissement communautaire, construit un réseau connecté de producteurs, de points de vente, de transformation alimentaire, créé une monnaie locale...

Fermez les yeux et imaginez-vous dans dix ans, avec des systèmes alimentaires reconstruits pour se concentrer sur la production locale, chaque ville entourée d'abondance, des marchés dynamiques... A quoi cela ressemblerait-il ?

Dee Woods : Je peux voir beaucoup de fruits, de légumes et d'herbes pousser dans le parc, le jardin communautaire. Quand on se promène dans les quartiers, on a des marchés dynamiques, des aliments pour toutes les bourses et ethnies. On sent le temps et l'amour, une explosion vibrante de couleurs et d'odeurs, de gens qui se rassemblent pour cuisiner dans notre cuisine communautaire...

Christian Jonet : dans dix ans, j'imagine un site de production alimentaire coopérative dans chaque district, où les gens du quartier pourront venir récolter leur nourriture eux-mêmes. Nous avons déjà commencé cela dans un quartier de Liège où la ville, propriétaire du terrain, a permis l'installation de deux jeunes maraîchers pour vingt ans. Nous étudions avec la ville la possibilité de faire cela dans chaque quartier car cela y crée du lien social et de la résilience. J'imagine que d'ici dix ans, cela pourrait exister dans de nombreux quartiers et que la plupart des cantines scolaires soient approvisionnées en produits bio et locaux. C'est un projet à très long terme et l'objectif est que tous les enfants de la ville, quelle que soit leur condition sociale, puissent avoir accès à une alimentation de qualité.

Rob Hopkins : Pouvez-vous nous raconter l'histoire d'un projet-clé auquel vous avez participé et qui a pris les mesures les plus concrètes pour relocaliser l'approvisionnement alimentaire d'une ville ?

Christian Jonet : Le projet de la Ceinture Aliment-Terre liégeoise est basé sur un réseau de coopératives, un type d'entreprise basée sur la coopération où le profit n'est pas l'objectif principal. 25 de ces coopératives travaillent ensemble autour de Liège sur la production, la transformation et la distribution alimentaire. La plupart ont beaucoup de succès, comme les Petits Producteurs qui ont une vingtaine d’employés et ont ouvert trois magasins en trois ans avec l’objectif d'en ouvrir un par an et par quartier. Ces magasins proposant des aliments locaux permettent au producteur de recevoir un prix équitable et aux consommateurs d’avoir accès à des aliments de haute qualité à un prix raisonnable. C'est une source d'espoir qu’un projet comme celui-ci se développe si vite.

Dee Woods : Le Community Food Growers Network fait des choses étonnantes dans l'Est de Londres en ayant ouvert le premier marché biologique rendant la nourriture biologique accessible à tous. Les fermes de poche permettent à des gens de cultiver dans des endroits très petits et très urbanisés. Récemment, à Londres, les Better Food traders ont travaillé avec les agriculteurs des zones périurbaines et rurales pour fournir des aliments à Londres. Un Central Food Board pourrait être au cœur de différents projets alimentaires dans tout Londres. Nous travaillons aussi avec le London Food Board Board de la Greater London Authority pour essayer de rendre des terres accessibles aux nouveaux agriculteurs avec des bails de 20 à 25 ans.

Rob Hopkins : Ces deux projets nécessitent une nouvelle génération de cultivateurs, alors que l'âge moyen est de 50 à 60 ans. Comment voyez-vous cela émerger ? Comment pourrions-nous y parvenir ?

Dee Woods : A Granville Community Kitchen, notre travail a toujours été autour de l'éducation, même si la plupart a été informel, avec un nouveau projet autour de la production alimentaire biologique qui accompagnerait les jeunes, combiné avec la formation que Landworkers’ Alliance propose pour que nous ayons la prochaine génération.

Christian Jonet : Beaucoup de jeunes hommes et femmes viennent nous voir pour lancer un projet dans la production alimentaire, sans venir forcément du milieu agricole, avec une formation mais sans accès à la terre. L'un de nos objectifs est de les aider à trouver des fonds pour lancer leur projet et avoir accès aux consommateurs. Nous faisons du lobbying auprès des communautés locales pour trouver des terrains afin d’aider ces personnes à s'installer, collectons de l'argent à travers nos coopératives pour investir dans leur installation et les aidons à installer un réseau de distribution qui les rémunère équitablement.

Rob Hopkins : La mise en place d'un système alimentaire local nécessite-t-elle l'implication des responsables politiques locaux ?

Dee Woods : Il faut une volonté politique. Nous avons besoin d'activistes, de producteurs alimentaires et de personnes impliquées dans l'alimentation pour travailler avec les autorités locales et c'est ce qui est en train de se passer à Londres. Si ce n'est pas participatif, ce sera toujours du haut vers le bas et ça ne marchera pas. Nous devons parler aux responsables politiques au niveau de la ville, de la région, à nos parlementaires, car cela ne peut pas continuer. Le système des supermarchés ne fonctionne pas, comme nous l'avons vu pendant la crise du coronavirus. Nous devons commencer à créer une alternative maintenant.

Christian Jonet : Les initiatives de transition doivent travailler main dans la main avec le gouvernement local. C'est ce que nous avons essayé de faire avec Liège en transition. Au tout début, nous n'étions pas très légitimes à leurs yeux. Mais comme nous ayons lancé un mouvement économique avec ces réseaux de coopératives dans lesquels les gens ont investi leur argent, la création de nombreux emplois, le gouvernement local a fini par nous prendre au sérieux. Nous leur avons proposé de dessiner ensemble un avenir meilleur pour la population et nous avons réussi à gagner une crédibilité. Ils collaborent avec nous sur de nombreux projets, l'aide à l'accès à la terre, les cantines... Ils vont même investir de l'argent public dans une usine de transformation de légumes locaux destinée à la collectivité. Il faut seulement induire une relation de collaboration plutôt que d'opposition.

Rob Hopkins : La Ceinture Aliment-Terre Liégeoise a développé des initiatives pour soutenir des nouveaux producteurs qui va au-delà de simplement leur acheter leur production. Pourquoi c’est important de leur apporter ce soutien ?

Christian Jonet : Si de nombreux jeunes ne s’installent pas pour faire de la production alimentaire, le changement ne sera pas assez important et rapide. Il faut travailler en même temps sur les difficultés d’accès à la terre, aux financements, aux réseaux de commercialisation, et s’assurer pour eux d’un salaire décent. Beaucoup de cultivateurs prennent beaucoup de risques. Avec notre système leur fournissant un emploi en magasin l’hiver pour un salaire régulier, ils ont plus de sécurité.

Rob Hopkins : Quels sont les principaux défis à relever pour parvenir à un système alimentaire plus localisé ? Les principaux obstacles à surmonter et comment les surmonter ?

Christian Jonet : Nous aurons un système alimentaire durable lorsque les gens qui le font fonctionner pourront travailler dans des conditions décentes, avec un salaire décent. Ce n'est pas le cas en ce moment et c'est pourquoi nous avons perdu plus que la moitié des cultivateurs en Belgique depuis 1980, 100 000 ayant arrêté leur activité. La société doit redonner sa vraie valeur à la nourriture. Il fut un temps où les gens consacraient la moitié de leurs revenus à la nourriture, contre 10 à 12 % aujourd'hui en Belgique. Je pense que nous devons rééquilibrer ce qui est important et ce qui ne l'est pas dans notre vie.

Dee Woods : L’alimentation doit être considérée comme un bien public, un bien commun. Nous devons valoriser ses producteurs, les traiter avec dignité, en leur permettant d’avoir des salaires équitables. Nous avons besoin d’une politique alimentaire intégrée pour arriver à quelque chose de vraiment durable. En tant que personnes, nous avons le pouvoir d'influencer les responsables politiques dans ce sens.

Rob Hopkins : Si les gens qui écoutent veulent devenir un catalyseur pour que cela se produise chez eux, par où leur suggérez-vous de commencer ?

Dee Woods : Je recommande aux gens de trouver le projet alimentaire communautaire local et se demander comment aider. Il y a de nombreuses façons de s'impliquer. Et aussi demander aux politiciens : pourquoi ne puis-je pas avoir de la bonne nourriture dans mon quartier ?

Christian Jonet : La première étape est de se demander comment on dépense notre argent, les implications de nos actes de consommation. Et aussi où on l’investit. Les gens devraient investir dans leur communauté locale pour la faire se développer de la manière qu'ils souhaitent. Deuxième étape : se demander s’ils connaissent les producteurs autour d’eux. Il ne suffit pas de se rendre dans un magasin, mais il faut pouvoir se reconnecter avec la réalité de la production alimentaire et créer des liens sociaux autour. Et enfin, les gens peuvent agir par leur vote, parce que tous les partis politiques n'ont pas les mêmes idées ou la même attitude vis-à-vis de la transition.

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