[GRAND ENTRETIEN] Lucie Pinson : "la finance, un levier majeur de la transition"

Publié le ven 12/03/2021 - 07:19

Crédit photo : Stéphane Cojot-Goldberg

Propos recueillis par Élodie Crézé

"La finance au service du climat", tel est le slogan de l'ONG Reclaim Finance, créée par Lucie Pinson, récompensée du prestigieux prix Goldman en novembre 2020. Celle qui mène une croisade contre les énergies fossiles a déjà obtenu quelques belles victoires auprès du quatrième secteur bancaire mondial, la place financière parisienne. Des dizaines d'acteurs financiers se sont ainsi engagés à sortir du charbon...

 

Pourquoi avoir créé l'ONG Reclaim Finance ?

Très peu d'ONG travaillent sur le dossier financier1, alors que je considère que c'est un levier majeur pour régler certains problèmes. Il peut être un véritable accélérateur de la transition. On peut le comprendre mathématiquement : il y a des milliers de projets d'énergies fossiles auxquels il faut s'opposer pour éviter leur développement, et il en existe un nombre encore plus important déjà en opération, qu'il va falloir arrêter. Or on ne dispose pas des ressources pour s'attaquer à ces milliers de projets un par un. Néanmoins, on se rend compte qu'on trouve les mêmes banques, quelques dizaines, internationales, impliquées derrière les projets ou les entreprises qui les portent, et un nombre encore plus restreint d'assureurs. Il est donc intéressant de passer par le levier financier.

Comment travaillez-vous ? Vous proposez une double approche...

Nous travaillons sur l'ensemble des acteurs de la finance (investisseurs, assureurs, banques centrales, agences de notation, courtiers, etc) mais aussi sur les questions de régulation, la stratégie de finance durable de l'Union européenne, tout un écosystème influent pour accélérer la transition écologique.

Notre approche est peu répandue : nous sommes à la fois une ONG et un think thank. Une ONG, d'abord, car nous dénoncons – avec le Name and shame- les pratiques des acteurs financiers, leur responsabilité, leur inaction, le fait qu'ils aient financé pendant des années le dérèglement climatique et qu'ils continuent dans la majeure partie des cas à aggraver la situation. On pointe du doigt les responsables, on nomme, on compare.

Mais nous faisons aussi des propositions aux acteurs financiers ! Nous partons en effet d'un constat : si l'on veut limiter le réchauffement climatique, cela implique de contrôler au maximum l'impact des mastondontes financiers - la France représente le 4e secteur bancaire le plus important au monde. L'idée de notre think thank : produire de l'expertise et présenter des mesures à adopter aux acteurs financiers. Certains diraient que cela se rapproche d'un rôle de consultant, sauf que nous sommes totalement indépendants.

Expliquez l'intérêt de votre méthode, le Name and Shame?

C'est une contrainte très importante en termes d'image ! Les établissements financiers investissent énormément dans leur réputation. Aujourd'hui, alors que la lutte contre le réchauffement climatique est une problématique majeure de la population française, de leurs clients, de leurs salariés actuels et futurs, la capacité à maintenir leur part de marché et à attirer les meilleurs talents va dépendre aussi de la manière dont leur image sera défendue publiquement. Dans ce contexte, lorsqu'une ONG publie des rapports, expose l'écart entre les pratiques et les discours, cela s'avère douloureux.

Pour politiser et réhumaniser notre combat, nous nous attaquons à de nombreux projets très concrets, avec des impacts humains et sociaux. Par exemple, nous allons rendre public l'EACOP de Total2 dans l'Afrique des Grands lacs, en évoquant le sort des personnes déplacées, son impact sur la biodiversité, les violations du droit de l'homme et celle du climat, afin de rendre le sujet accessible au plus grand nombre. Et du coup plus dangereux pour l'image de l'acteur financier.

Vous avez pu obtenir de grandes victoires sur le charbon3. Malgré tout, il reste beaucoup de progrès à faire sur les énergies fossiles. Et le soutien français aux énergies fossiles à l'étranger se poursuit par le système de garanties d'exportation.

Exact. En 2017, lors du Climate Finance day, le ministre Bruno Le Maire déclarait : "la finance sera verte ou ne sera pas"... Le problème est qu'il n'existe absolument aucune mesure contraignante pour les acteurs financiers français. Le ministre avait aussi déclaré que si les acteurs financiers n'adoptaient pas de politique de sortie du secteur du charbon, il le rendrait contraignant. Il a finalement laissé le sujet aux fédérations professionnelles qui ont élaboré une déclaration commune le 2 juillet 2019 en faveur de la finance verte. Elles s'engageaient à ce que leurs membres adoptent des politiques de sortie de charbon dans un délai d'un an. Nous sommes en 2021, et au final, seules 17 politiques suffisamment robustes ont été adoptées par des acteurs financiers, tandis que beaucoup d'autres restent trop fragiles, voire inexistantes. Pourtant, aucune sanction n'est tombée... Bruno Le Maire s'est contenté d'appeler les acteurs financiers à aller plus loin, à adopter des mesures sur les gazs et pétroles non conventionnels. En effet, il faut agir là-dessus. Mais on n'a pas encore fini notre travail sur le charbon ! Je doute que ce nouvel appel soit davantage suivi...

Y a-t-il tout de même un début de prise en compte du changement climatique par le secteur financier ?

Par rapport à 2015, le climat s'est imposé sur l'agenda du secteur financier. Mais il n'y a pas encore de changement radical au niveau des pratiques. Il existe un mouvement grandissant pour que les rémunérations des PDG dépendent de l'atteinte d'objectifs en matière climatique, mais pour l'instant ce n'est pas le cas. Il va aussi falloir revoir les dispositifs de décision en interne : comment en vouloir à un trader ou à un chargé d'affaires de ne pas prendre le climat comme moteur de décision, si sa prime à la fin du mois est basée sur sa capacité à faire du chiffre ? À partir du moment où l'on reste sur ces indicateurs, on n'arrivera pas à remettre la finance dans le bon chemin... De la même manière, de plus en plus d'acteurs financiers, de gouvernements et d'acteurs économiques s'engagent à atteindre la neutralité carbone. Sauf que cette neutralité carbone ne pourra être atteinte que si nous prenons dès maintenant les mesures pour se mettre en transition, à commencer par arrêter d'aggraver la situation climatique ! On ne parle même pas de faire en sorte de décarbonner, mais déjà, arrêtons d'en rajouter !

Justement, pensez-vous que la pandémie soit l'occasion de rectifier le tir en matière de transition écologique ?

La pandémie aurait pu représenter une opportunité pour reconstruire un monde plus vert ou accorder des financements plus conditionnés. Malheureusement, on a vu sur les plans publiques qu'au niveau de la France notamment, seuls 28 % des soutiens du plan de relance ont été écoconditionnés... contre les 2/3 qui ne l'ont pas été. Cela signifie qu'on soutient une économie telle qu'elle est aujourd'hui, qui s'enfonce dans les émissions et aggrave la situation en matière climatique. Le Haut conseil pour le climat l'a reconnu : on ne peut pas parler de neutralité des financements, les activités neutres n'existent pas ! Quant aux acteurs financiers, on a vu des engagements sur le long terme (neutralité carbone, etc) mais à court terme, c'est catastrophique. Les banques ont redoublé leurs financements aux énergies fossiles ! Elles devraient pourtant conditionner leurs prêts aux agences pétrolières et gaziaires à un arrêt du développement de nouveaux projets dans les énergies fossiles et à une réorientation des investissements vers les énergies renouvelables. Or cela, on ne l'a pas vu. Alors que pour radicalement changer nos pratiques, éviter un emballement du climat et ainsi limiter la température à 1,5 degrés, ce n'est pas en 2100, c'est maintenant ! Les scientifiques du GIEC nous ont bien dit en 2018 que nous avions 10 ans, pour agir...

En décembre 2020, vous avez publié avec 17 ONG, Five years lost, un rapport accablant, notamment pour les institutions financières françaises, qui sont parmi les plus gros financeurs mondiaux des énergies fossiles.

Oui, les trois plus grosses banques françaises figurent dans le top 20 du financement des énergies fossiles ; BNP dans le top 10 ! Le problème, c'est le soutien de cette dernière aux majors pétrolières ou gazières. BNP Paribas a adopté des politiques sur le charbon, sur le pétrole et les gazs non conventionnels, mais cette dernière politique exclut essentiellement les projets dans les sables bitumeux, gaz de schiste, ou en Arctique, ainsi que les entreprises très exposées à ces secteurs. Sauf qu'en réalité, parmi ces entreprises, on trouve beaucoup de majors pétrolières et gazières. Elles sont très diversifiées, souvent l'Arctique ne représente qu'une petite partie de leur activité. Du coup elles ne sont pas inquiétées par les politiques adoptées par les acteurs financiers français ou internationaux et in fine BNP Paribas est l'un des plus gros financeurs de l'expansion des énergies fossiles. Les banques françaises, c'est 50 milliards de dollars accordés aux entreprises qui développent des projets en Arctique sur les 10 dernières années.

Malgré tout vous restez combattive ?

Il faut se battre le plus possible pour éviter un maximum de dégâts. Notamment dans un souci de justice climatique. Les dérèglements climatiques sont déjà là, ils impactent des millions de personnes et il nous faut éviter d'aggraver encore plus la situation au nom de ces personnes-là. Mon espoir, même si à mon sens les 1,5 degrés ne seront pas atteints, réside dans le fait que les acteurs financiers français ont compris ce qu'il fallait faire sur le charbon. Le problème reste leur manque de volonté. Il faut leur mettre le plus de pression possible pour les pousser à adopter les solutions qu'ils connaissent. Il serait malsain de tomber dans la culture de la défaite. Gardons en tête qu'il y a 10 ans, les acteurs financiers ne voulaient même pas discuter de leur responsabilité sur le réchauffement climatique ! Il n'y a pas de fatalité. Il faut continuer d'interpeller les mastodontes.

 

Notes de bas de page

1. L'association les Amis de la terre, au sein de laquelle Lucie Pinson a travaillé de 2013 à 2017, s'attaque à la finance mais uniquement celle des banques.

2. Il s'agit d'un projet de construction d'un oléaduc géant de brut chauffé.

3. Depuis 2015, Lucie Pinson a obtenu des résultats – 16 groupes financiers français se sont engagés à à sortir du charbon (dont Crédit agricole, AXA, BNP, Société générale) en excluant de leur portefeuille les entreprises impliquées dans de nouveaux projets et en demandant aux autres de présenter des plans de sortie de cette énergie. 43 autres banques et assureurs internationaux ont décidé de s'aligner sur cette politique.

    Garantissez l'indépendance rédactionnelle et financière de Sans transition !