[THEMA] Pour qu’elles restent vivables, des villes perméables

Publié le mer 31/08/2022 - 12:00

par Estelle Pereira

Autrefois danger à canaliser, l’eau est désormais une ressource à préserver au maximum dans les sols, y compris en ville. Les solutions fondées sur la nature comme la création de zones humides, la renaturation de rivières urbaines ou encore la multiplication des espaces verts, sont les plus efficaces pour adapter les villes au changement climatique mais imposent de revoir en profondeur la politique d’urbanisme.

Une rivière devenue fantôme qu’on exhume après avoir été enterrée pendant plus d’un siècle. La Bièvre, parce que transformée en égout à ciel ouvert, a été mise en canalisation en 1912. Depuis mars dernier, le cours d’eau, prenant sa source dans le Val-de-Marne et se jetant dans la Seine à Paris, ne ruisselle plus intégralement sous le bitume. Entre Arcueil et Gentilly, le département a rendu son lit à la rivière sur 600 mètres. Cette « reconquête du naturel », selon le chef de projet au département Benoît Kayser, symbolise le changement à l'œuvre, bien que timide, dans la façon d’appréhender l’eau dans l’aménagement urbain.

Quand il pleut en zone urbaine, les gouttes ruissellent sur les toits, passent par des gouttières, se répandent par des drains pour finir dans le tout-à-l'égout. « On constate que plus les villes sont imperméables et bétonnées, plus elles s’inondent facilement. En parallèle, les réseaux d’eaux pluviales sont saturés. Il faut désormais réfléchir différemment », analyse Vanessa Rauel, du Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema), un établissement public qui promeut des solutions d’aménagement basées sur la nature.

Sortir du tout tuyau

La gestion actuelle de l’eau est un héritage historique. Les villes, au XIXe siècles, ont été pensées par les hygiénistes qui, pour des raisons de salubrité et de sécurité, ont découpé les villes en réseaux (routes, trottoirs, assainissement) avec une séparation stricte des trois éléments composant l’environnement : l’air, l’eau et le sol. Une posture « contre la nature », qui perdure encore selon Alexandre Brun, maître de conférences en géographie et en aménagement à l’université Paul Valéry-Montpellier III. « Depuis la Révolution industrielle, les pouvoirs publics et les entreprises ont répondu aux problèmes d’eau - comme celui des inondations - en s’appuyant systématiquement sur une vision d’ingénieur. C’est l’idée qu’il faut laver l’eau grâce à des stations d’épuration plutôt que d’essayer de la protéger et d’éviter qu’elle ne soit polluée à la source », analyse-t-il.

Quelques territoires ont tout de même adopté une posture à contre-courant. À l’instar de l’agglomération du Douaisis, dans le Nord. Dans les années 80, la commune de Douai subit des inondations cinq années de suite. L’augmentation de la taille des canalisations et la construction de bassins de rétention s’avèrent inefficaces. La collectivité se tourne alors vers des méthodes plus naturelles. Depuis 25 ans, elle pratique la gestion « de la goutte d’eau au plus près de son point de chute ». Autrement dit, le béton a laissé la place à la terre et aux plantes afin de rétablir les capacités naturelles d’absorption du sol.

Le sol, la meilleure station d’épuration

Des travaux de désimperméabilisation ont été nécessaires dans des lieux stratégiques, comme les parkings ou encore les aires de jeu pour enfants. Ces zones, même en pleine rue, vont remplir une fonction de stockage. « Pour capter l’eau, il faut recréer des milieux naturels. Ça peut être des zones humides, des noues végétalisées, des bassins enherbés. Autant de milieux qui viennent contribuer à la présence de la nature en ville », décrit Virginie Billon, cheffe de groupe au Cerema Centre-Est. La création de jardins de pluie, soit de légers renfoncements dans lesquels sont installées des plantes locales et aquifères, permet également de remettre des végétaux en ville même dans des espaces restreints.

Grâce à cette politique, l’agglomération du Douaisis estime économiser chaque année 1 million d’euros en dépense pour le traitement des eaux, car 25 % de son territoire n’est plus relié au réseau. De plus, aucune inondation n’a eu lieu, y compris pendant les orages « d'occurrence centennale » de 2005 et 2016. Enfin, la fréquence des débordements de la station d’épuration a été réduite par 4,5.

Le Cerema vante auprès des collectivités les nombreux avantages de la désimperméabilisation et de la renaturation des sols. Sur le plan qualitatif, éviter le ruissellement de l’eau sur les surfaces imperméables permet de limiter la quantité de polluants drainés par celle-ci. Sur le plan quantitatif, les eaux de pluie contribuent à recharger les nappes phréatiques, un enjeu crucial face aux risques de raréfaction de la ressource.

Le retour des zones humides en ville

Dans la nature, les marais, les landes, les tourbières, les mares, les abords des fleuves, des écosystèmes regroupés sous le terme de “zones humides” filtrent l’eau, l’absorbent en cas de grosses pluies et la relâchent en cas de sécheresse. Leur réintégration en ville est vue comme une solution par les urbanistes pour créer des réservoirs de fraîcheur d’autant plus nécessaires que certaines villes sont devenues invivables en période de canicule.

C’est au cours du XXe siècle que près des deux tiers des milieux humides métropolitains ont disparu. Réintégrer ces écosystèmes nécessite une étude du sol enfoui sous l’asphalte. « Il est voué à l’échec de mettre une zone humide là où il n'y en a jamais eu », pointe Vanessa Rauel, également spécialiste des zones humides pour le Cerema.

Dans le Loir-et-Cher, la commune de Blois a rendu à la nature une zone périphérique de la ville surnommée par les habitants le « déversoir de la bouillie ». Un nom qui n’est pas porté par hasard. Il y a deux siècles, cet espace était un ouvrage hydraulique fabriqué pour protéger la ville des crues de la Loire, avant d’être peu à peu urbanisé. Depuis 2014, et la démolition de 123 habitations, le déversoir redevient un lieu de stockage d’eau naturel avec le retour de la biodiversité. La commune veut en faire un attrait touristique en construisant un parcours de promenade pour relier Blois à ses communes voisines Vineuil et Saint-Gervais-la-Forêt.

Une législation peu efficace

Reconnues pour leur capacité de stockage et de gestion de l’eau, les zones humides sont protégées par le droit français depuis 1992. Bien que les documents de planification urbain comme les Plans locaux d’urbanisme (PLU) ou les Schémas de cohérence territoriale (Scot), doivent prendre en compte leur préservation, la loi n’a pas empêché le déclin de la biodiversité provoqué par l’étalement urbain.

Tout projet ayant un impact sur l’environnement doit pourtant faire l'objet de mesures compensatoires selon la doctrine « éviter, réduire, compenser », héritée du Grenelle de l’environnement de 2007. Or, une étude réalisée par des scientifiques du Muséum national d’histoire naturelle et d’AgroParisTech, portant sur 24 projets urbains en Occitanie et dans les Hauts-de-France, prouve que dans 80 % des cas, les mesures de compensation n’ont pas permis d’éviter une perte de biodiversité1.

Les avantages de la renaturation pèsent peu face au développement économique. Et les services rendus par la nature, tant au niveau sanitaire qu'en termes d’économies réalisées, ont dû mal à être entendus par les politiques. « Le discours que je tiens quand je suis face à des élus sur des questions de renaturation, ce n’est pratiquement jamais un discours d’écolo. Si vous vendez des libellules et des papillons, vous êtes foutus », ironise Alexandre Brun.

En tant que maître d'œuvre auprès des collectivités, il « démontre de façon assez froide » que les solutions fondées sur la nature sont des outils stratégiques de l’aménagement urbain. « Aux acteurs politiques et économiques qu’il faut convaincre, je leur dis qu’une rivière renaturée, ce n’est pas seulement plus de biodiversité et plus de paysages, mais c’est aussi un outil technique « pas cher », pour lutter contre les inondations, les îlots de chaleur, la pollution, mais aussi un moyen d’attirer des investisseurs et des promoteurs immobiliers dans des quartiers peu attractifs. Un appartement avec vue sur une rivière n’a pas la même valeur que celui ayant une vue sur un périphérique », donne-t-il en exemple.

Dans les années 2000, l’urbaniste a suivi les travaux de renaturation de la rivière Saint-Charles au Québec. Un chantier mené par la ville canadienne sur plus d’une décennie qui visait à redorer l’image de la rivière, alors la plus polluée du pays. Un succès selon lui, que l’on doit à une posture politique qui vise à promouvoir le cours d’eau comme moteur « de la régénération territoriale ». « Le projet a montré que société et nature ne s'opposent pas. Que la renaturation est profitable autant aux riverains qu’à la nature ».

Faire confiance à la nature, la France est frileuse

Mais la France est plutôt frileuse en ce qui concerne les solutions fondées sur la nature. « C’est plus facile pour une ville de construire un immeuble en béton en forme d’arbre que de renaturer une rivière », schématise-t-il, en prenant l’exemple de la ville de Montpellier et de l’immeuble en béton nommé l’Arbre blanc, conçu par l’architecte japonais Sou Fujimoto. Le bâtiment est situé sur les rives du Lez, cerné par le béton. L’enjeu du retour des rivières urbaines à Montpellier est pourtant fort. Une cinquantaine de cours d’eau ont disparu sous l’asphalte. Leur ancien lit réapparaît lors des fortes pluies de l’automne. Le dérèglement climatique et l’intensification des épisodes cévenoles provoquent régulièrement la saturation des réseaux d’assainissement.

Malgré les avantages de la réintroduction des zones humides ou des rivières, de nombreux projets n’ont jamais vu le jour, bien que des études aient été réalisées. « Il suffit parfois d’un changement d’élus pour que tout capote », regrette Alexandre Brun. Comme l’exhumation du ruisseau des Planches, à Lyon, qui avait pour objectif, non seulement d’adapter la ville aux changements climatiques, mais aussi de relier les quartiers populaires de la Duchère, avec les quartiers aisés des rives de la Saône. « Vous pouvez jouer la carte des transports, investir dans les infrastructures pour mieux desservir les quartiers populaires, mais en soit, ça reste une concentration de pauvres. La question est : quelles coutures faites-vous ? Les rivières sont autant de coutures pour la biodiversité que pour relier les habitants entre eux », argumente Alexandre Brun, l’exemple de la rivière Saint-Charles à Québec en tête, dont la renaturation a permis de lutter contre le phénomène de ghettoïsation et de créer une meilleure mixité sociale.

En outre, le marketing autour des avantages économiques que les villes pourraient tirer du retour de la nature semble mieux fonctionner que la simple promotion des espèces animales et végétales réintroduites dans les zones urbaines. Comme le démontre la création du label Ecoquartiers, par le ministère de l’Environnement en 2012, qui vise à encourager l’intégration de la nature dans l’urbanisme. En 2021, 257 000 logements ont été construits et rénovés pour obtenir un tel label qui impose de préserver la ressource en eau et d’assurer « sa gestion qualitative et autonome ». Différents programmes publics, comme « Territoires engagés pour la nature » ou la Capitale française pour la biodiversité, semblent plus enclins à encourager les villes à revoir leurs aménagements et à ne plus voir l’eau comme une seule contrainte mais comme une véritable ressource.

  1. “Biodiversité : certitude de la perte nette mais incertitude du gain net”, Biological Conservation, septembre 2019.

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