[INTERVIEW] « Transformer l’ agriculture, l’opportunité de bâtir un monde résilient », avec Clotilde Bato

Publié le lun 24/02/2025 - 11:00

En écho au salon de l’agriculture qui s’ouvre, retour sur les assises de la transition agroécologique et de l’alimentation durable qui se sont déroulées en décembre dernier à Montpellier, où nous avons rencontré Clotilde Bato pour un grand entretien écrit et vidéo. Fervente défenseuse des paysan.nes et du climat, Clotilde Bato est engagée depuis 15 ans pour l’installation de paysans, pour l’agroécologie, ainsi que pour la libération des femmes à travers les pratiques agricoles. Elle dirige l’association SOL, Alternatives Agroécologiques et Solidaires qui s’engage depuis 40 ans dans le soutien au monde paysan. Elle est également Présidente de « Notre Affaire à Tous ».

Comme vous le savez, l’agriculture est responsable d’environ 25 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre ? Pour autant, dites vous, derrière ce chiffre se cache une réel levier, une opportunité de transformation systémique. Pouvez-vous nous préciser ce point essentiel qui donne une note d’optimiste face à l’immense défi à relever ?

Clothilde Batho : « Ce chiffre illustre à lui seul l’impact majeur de ce secteur sur notre planète. Pourtant, l’agriculture ne se résume pas à une simple source d’émissions : elle est également un levier essentiel dans la lutte contre le réchauffement climatique et la préservation de la biodiversité. Par son rôle central dans nos systèmes alimentaires, elle est à la fois un défi à relever et une opportunité unique pour transformer notre rapport à l’environnement.

L’enjeu est immense. La transition agroécologique, qui vise à rendre les pratiques agricoles plus durables, tout en répondant aux besoins alimentaires croissants, occupe une place cruciale dans les stratégies mondiales. Des engagements comme les Accords de Paris ou la Stratégie Biodiversité de l’Union européenne mettent clairement en avant cette transition comme un pilier essentiel pour atteindre nos objectifs climatiques et écologiques.

Pour explorer ce sujet, nous structurerons notre réflexion autour de deux axes. Tout d’abord, nous analyserons les constats actuels : quels sont les défis que pose le modèle agricole dominant aujourd’hui ? Ensuite, nous aborderons des pistes d’actions concrètes pour accélérer cette transition agro-écologique. Enfin, nous replacerons cette transformation dans un cadre systémique, en montrant son interdépendance avec les enjeux climatiques, écologiques, et sociaux. »

Sans transition ! Clotilde, je vous propose de démarrer cette exploration en dressant tout d’abord un état des lieux des défis qui nous attendent. De quoi parle-t-on Clotilde ?

CB : « Nos systèmes alimentaires sont confrontés à des limites croissantes, en termes de sécurité alimentaire mondiale, d’impacts environnementaux et sanitaires, de raréfaction des ressources naturelles. Dans ce contexte la transition vers des systèmes agricoles et alimentaires durables est indispensable, tant en termes de production que de transformation et de consommation.

C’est dans ce contexte que depuis près de 3 ans maintenant, la souveraineté alimentaire est redevenue à la mode. Brandie comme objectif principal, utilisée quelque soit l’actualité pour défendre tel ou tel positionnement. »

ST : Pouvez-vous nous rappeler les points clés qui impactent notre système agricole et alimentaire ?

CB : «  l’agriculture mondiale subit une pression croissante, due à plusieurs facteurs majeurs. Ces pressions multiples génèrent des crises multiformes qui se nourrissent les uns aux autres :

  • La population mondiale, actuellement de 8,1 milliards d’habitants, devrait atteindre 9,7 milliards d’ici 2050, selon les projections de l’ONU. Cette croissance nécessiterait une augmentation de 70 % de la production alimentaire mondiale pour satisfaire les besoins, selon la FAO.

  • L’urbanisation, qui concerne déjà 55 % de la population mondiale (ONU Habitat, 2022), entraîne des changements notables dans les habitudes alimentaires : la consommation de viande a triplé depuis les années 1960, atteignant 350 millions de tonnes par an. Par ailleurs, les produits transformés, énergivores à produire, représentent une part croissante des régimes alimentaires dans les pays industrialisés et émergents.

ST : Et on a un système alimentaire déséquilibré, marqué par le gaspillage (environ 30 % des aliments produits sont perdus ou gaspillés chaque année), avec des conséquences importantes…

CB : « « En effet, avec des inégalités d’accès à la nourriture, pendant que le nombre de français en insécurité alimentaire augmente ( 8 millions de Français se retrouvent en insécurité alimentaire et au moins 2 millions d’entre eux ont recours à l’aide alimentaire), tandis que les marges de l’industrie agroalimentaire ont explosé de 48%... Autre pression déterminante, la pression climatique et environnementale sans précédent, pouvez-vous nous redonner quelques repères essentiels ?

CB : « L’agriculture est responsable d’environ 25% des émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES) selon le GIEC, si l’on inclut les émissions issues de la déforestation et des changements d’usage des sols. En France, ce secteur représente 19 % des émissions totales, largement dominées par le méthane (CH₄) émis par les ruminants et les rizières, ainsi que le protoxyde d'azote (N₂O) issu des engrais et des fumiers.

À l’échelle mondiale :

  • C’est 10 millions d’hectares de forêt qui partent chaque année dû à l’agriculture = une superficie équivalente à celle du Portugal (FAO, 2020).

  • Les sols agricoles érodés perdent chaque année environ 23 à 42 millions de tonnes de carbone, aggravant l’effet de serre.

L’agriculture intensive contribue aussi à une chute dramatique de la biodiversité

  • Et comme vous le savez nous avons perdu 75% de nos pollinisateurs justes en Europe en 30 ans (30% de nos oiseaux en 15 ans en France) et 75% de notre biodiversité cultivée en 100 ans. »

Par conséquent nos systèmes agricoles et par extension nos systèmes alimentaires sont donc les plus exposés aux effets du réchauffement climatique, c’est bien cela ?

  • CB : « Les systèmes agricoles sont parmi les plus exposés aux effets du réchauffement climatique. Selon le GIEC, les sécheresses, les vagues de chaleur et les inondations, devenues plus fréquentes et intenses, ont déjà réduit les rendements agricoles mondiaux de 5 à 10 % entre 1980 et 2010.

  • La disparition des pollinisateurs, responsables de la fertilisation de 75 % des cultures alimentaires mondiales, représente une menace majeure. La valeur économique de leur contribution est estimée à 577 milliards de dollars par an (IPBES, 2019).

  • Les monocultures représentent plus de 50 % des surfaces agricoles mondiales, rendent les écosystèmes particulièrement vulnérables aux parasites et aux maladies, réduise leur résilience face aux chocs climatiques. »

ST : La vulnérabilité climatique entraîne également une vulnérabilité économique et sociale importante pour les agriculteurs, puisque 70 % d’entre eux, qui produisent environ 35 % des aliments consommés mondialement, vivent en-dessous du seuil de pauvreté. A cette pression économique et sociale s’ajoute également une pression sanitaire pour tous, pouvez-vous préciser ?

CB : «  Aujourd’hui nos modèles agricoles dominants sont particulièrement gourmands en utilisation d’engrais chimiques et pesticides !
On est même le « plus mauvais élève » : 70 000 tonnes de pesticides sont utilisées chaque année, faisant du pays le premier consommateur en Europe. Ceci engendre la pollution de nos nappes phréatiques : puisque 31 % des nappes françaises dépassent les seuils de qualité fixés pour les nitrates.

Autre conséquence : la pollution de notre alimentation : selon un rapport de l’EFSA (2022), 48 % des aliments en Europe contiennent des traces de pesticides, dont certains interdits. Cela suscite des préoccupations croissantes en matière de santé publique, avec une hausse des maladies chroniques liées à l’alimentation. Et encore une fois les premières victimes sont les agriculteurs. On estime qu’1 agriculteur sur 5 est directement exposé à des risques accrus de cancers, maladies neurodégénératives (comme Parkinson), et troubles respiratoires. »

ST : Sajoute un dernier niveau de pression, social et générationnel cette fois puisque l’agriculture embarque de moins en moins d’agriculteurs, vous parlez d’extinction de nos agriculteurs...

CB : «  pression sociale, celle qui personnellement me révolte particulièrement : c’est bel et bien l’extinction de nos agriculteurs alors que ce sont eux qui nous nourrissent.

En France, un agriculteur se suicide tous les deux jours. Ce taux est 20 % supérieur à la moyenne nationale, et 18% d’entre eux vivent sous le seuil de pauvreté. illustrant une souffrance psychologique liée aux faibles revenus, à l’endettement et à l’isolement.

Des écarts de revenus importants selon la taille et les spécialités des fermes : 20% des plus gros agriculteurs possèdent 52% des terres agricoles et touchent ainsi 35% des aides européennes.

En parallèle on assiste au plus grand plan social que la France ait jamais connu : 200 fermes disparaissent chaque semaine en France :  en 1970, les paysans étaient plus de 1,5 millions, ils sont moins que 500000 aujourd’hui et près de la moitié d’entre eux vont partir à la retraite d’ici 10 ans grand maximum avec une incapacité à assurer la relève puisque 1 départ sur 2 n’est pas remplacé.

Alors j’aime à le répéter : Il nous faut plus de paysans ! Parce qu'un monde sans paysans, c'est un monde qui prépare un vrai cauchemar. Un cauchemar alimentaire, un cauchemar écologique, un cauchemar économique;  Cette hémorragie, il faut y mettre un terme si on veut pouvoir assurer cette fameuse souveraineté alimentaire.

Dans ce contexte sombre que vous nous avez dressé, quelles solutions pour accélérer la transition ?

CB : « Alors oui des crises multiples s’expriment, sociale, environnementale, économique, de plus en plus aiguë et rapprochée MAIS il faut y voir une opportunité: celle de l’importance des enjeux agricole et alimentaire qui redeviennent par ailleurs beaucoup plus présents dans le débat public. L’opportunité d’agir aussi, à tous les niveaux et dans une plus grande amplitude. Car à notre échelle, tous ici présents, nous essayons, nous imaginons, nous testons, nous faisons ! Partout en France des initiatives voient le jour, des acteurs agissent à tous les niveaux dans ce sens : sur le terrain, à l’échelon politique, au niveau de la recherche, localement, nationalement, au niveau européen, et même mondial.

Pour moi il y a plusieurs solutions clés. La première d’entre elles consiste à faciliter l’installation des nouvelles générations. J’ai parlé d’hémorragie paysanne mais la bonne nouvelle c’est que le renouvellement des générations peut être un formidable levier pour massifier partout sur nos territoires la transition agroécologique. »

Est ce à dire que les nouvelles générations y seraient davantage sensibles ?

CB : « Plus de 60% des personnes qui veulent s’installer ne sont pas issus du milieu agricole, on aime à les appeler les NIMA et la majorité d’entre eux souhaitent s’installer sur des projets agroécologiques, en agriculture biologique, sur des petites surfaces.

Alors c’est un vrai challenge car si on veut faire en sorte de remplacer au moins tous les départs il faut doubler les installations (1/3 des candidats ne s’installent pas).
Pour se faire la mobilisation de la jeune génération, l’attractivité du métier semble indispensable et donc

  • Communiquer et valoriser les actions

  • Mobiliser les acteurs des territoires,

  • Former,

  • Accompagner l’installation,

  • faciliter l’accès au foncier,

  • développer les débouchés commerciaux sont des leviers importants pour pouvoir les mobiliser et leur donner la capacité vers des installations qui dynamisent les territoires ruraux comme urbains (systèmes de production, commercialisation et distribution et des modes de consommations). »

« L’agroforesterie pourrait être un futur de l’agriculture puisqu’il va nous falloir révolutionner nos modèles agricoles et alimentaires, en arrêtant de penser en silo, est-ce votre vision de l’agriculture du futur Clotilde Batho ? »

CB : « On doit en effet cesser de penser en silo - agriculture d’un côté et alimentation de l’autre. L’agriculture c’est la vie. Ni plus, ni moins. Et c’est pour ça que les questions agricoles et alimentaires nous concernent toutes et tous - paysannes et paysans, sociétés civiles et  citoyen.ne.s, et la question de la qualité de l’alimentation ne se réglera pas sans les paysans.  La crise sanitaire du covid a rendu visible  les enjeux de précarité alimentaire tout d’abord avec cette image qui nous a tous et toutes touchés, de files d’étudiants devant les centres de distribution alimentaire. L’inflation galopante que nous connaissons depuis a élargi le cadre de cette image en mettant à jour que l’accès à l’alimentation peut être un véritable défi quotidien pour des millions de français.

    • Il y a un double enjeu à développer des initiatives locales pour développer des systèmes alimentaires locaux et résilients et démultiplier les initiatives de sensibilisation des consommateurs (Éducation à une alimentation durable et de saison dans les écoles et collectivités.

    • Réduction du gaspillage alimentaire et des consommations de produits à forte empreinte carbone.

    • Promouvoir les circuits courts et les systèmes de labels favorisant les producteurs agroécologiques.

dans des alliances multi-acteurs combinant à la fois acteurs de la société civile, des collectivités… Et pour ça La France est un magnifique vivier d'expérimentations !

On connait tous le développement de la régie agricole qui permet de fournir les 3 cantines scolaires en fruits et légumes bio de la ville de Mouans-Sartoux et qui s’inscrit dans un projet plus large. Autre exemple avec la caisse alimentaire commune de Montpellier qui vise à favoriser l'accès des habitants et habitantes à des aliments de qualité et contribue au développement de circuits de distribution locaux et durables »

«  Dans les initiatives que vous citez, les collectivités jouent un rôle clé, en proposant des politiques publiques cohérentes, pour créer un effet levier vers la transition agro-écologique... 

CB : « Il faut agir en cohérence. En cohérence entre les différentes politiques publiques qui impactent nos systèmes agricoles et alimentaires (environnement, énergie, climat, agriculture, commerce, sociale...). Et cette cohérence doit être pensée comme base d’efficacité et d’ambition et non être utilisée pour justifier le statu quo voire des reculs.

  • Non, on ne peut pas sacrifier le fait de permettre des revenus décents aux paysan.ne.s pour des enjeux de compétitivité.

  • Non, on ne peut pas accepter un abaissement des ambitions pour lutter contre la crise climatique et l’effondrement de la biodiversité parce que les autres feraient moins, ou moins bien.

  • Non, on ne peut pas laisser l’injuste prix de notre alimentation se justifier par l’unique prisme de l’inflation.

3 leviers politiques sont à retenir me semble-t-il. En premier lieu, le milite pour la mise en place de politiques incitatives, à l’aide de Subventions pour les pratiques durables, la taxation des pratiques agricoles polluantes ou encore le soutien à la reconversion des exploitations vers des modèles agroécologiques. Second levier, l’intégration de l’agriculture dans les politiques climatiques locales . Pour cela, il convient de faire le lien avec la préservation de la biodiversité, pour multiplier les zones refuges et restaurer les corridors écologiques. Dernier point, la gouvernance, en agissant dès à présent sur la politique agricole et alimentaire commune.

Notre monde agricole et alimentaire est malade oui, mais nous agissons à tous les niveaux, du territoire à l’international pour le transformer. Il nous faut considérer l’action à tous les échelons. La transition agricole et alimentaire est plus qu’un défi : c’est une opportunité de bâtir un monde plus résilient, plus sain et plus respectueux des limites planétaires. Quelles actions concrètes sommes-nous prêts à engager dès aujourd’hui ? »

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