[SORTIR DU NUCLEAIRE] "IA" comme un problème

Publié le mer 30/04/2025 - 12:00

Révolution numérique, catastrophe écologique ou les deux ? Ces dernières années, l’intelligence artificielle fait son grand retour dans le débat public, soulevant des questions tant environnementales qu’éthiques.

« I’ll be back. » [Je reviendrai] grognait en 1984 le Terminator, assassin cybernétique contrôlé par une intelligence artificielle (IA), dans le film éponyme. L’intelligence artificielle, décrite dans la fiction tantôt comme sauveuse de l’humanité, tantôt comme ce qui en sonnera le glas, fascine et questionne le rapport de l’être humain au monde, à la technologie et à ce qui constitue sa propre humanité. Depuis quelques années, son « retour », ou plus exactement son développement massif, l’inscrit de nouveau comme un sujet de société.

Derrière un concept aux contours flous se trouve une infinité de mises en application. Amélie Cordier, fondatrice et dirigeante de Graine d’IA, une entreprise de conseil et d’accompagnement à un usage responsable de l’IA, souligne dans une interview accordée à basta ! que l’IA est « devenue quasiment omniprésente » dans notre quotidien, tant dans les usages privés (algorithmes de recommandation sur les plateformes de streaming, bouton d’assistance pour se garer, etc) que professionnels (algorithme d’optimisation logistique, analyse vidéo, etc). Toutefois, comme le déplore la docteure en intelligence artificielle, « quand on parle d’intelligence artificielle, on pense souvent – et à tort – à l’IA générative [1], ou pire, à ChatGPT [2]. » Selon elle, ces formes d’IA fascinent et effraient par leur capacité « à automatiser des tâches qui étaient jusqu’à présent des tâches intellectuelles, que l’on pensait l’apanage de l’être humain conscient », réactivant les vieux fantasmes développés dans les films de science-fiction du siècle dernier. Pourtant, sans surprise, la menace ne vient pas tant de la machine que de l’usage qu’en a son concepteur.

Des IA gourmandes et polluantes

Les IA et les centres de données qui leur permettent de tourner connaissent depuis quelques années une expansion fulgurante. L’Agence Internationale de l’Énergie (AIE) note ainsi que « d’ici 2026, le secteur de l’IA devrait connaître une croissance exponentielle et consommer au moins dix fois sa demande de 2023 » [3]. Elle recense désormais plus de 8000 centres de données dans le monde. Problème : cette forte croissance s’accompagne d’un coût énergétique et environnemental non négligeable.

L’Agence estime que les centres de données, les cryptomonnaies et l’IA ont consommé environ 460 TWh d’électricité dans le monde en 2022, soit 2 % de la demande globale d’électricité. Selon ses projections, avec le développement rapide des nouveaux modèles d’IA, cette consommation se situera entre 620 et 1 050 TWh en 2026, soit une augmentation de 160 à 590 TWh - l’équivalent de la consommation d’au moins une Suède et au maximum une Allemagne de plus dans le monde !

Pour répondre à ces nouveaux besoins électriques, les géants de la tech misent en partie sur le nucléaire. Aux États-Unis, le réacteur 1 de la centrale nucléaire de Three Mile Island [4], mis à l’arrêt en 2019 pour des raisons économiques, devrait redémarrer suite à un accord entre l’entreprise Constellation et Microsoft, qui compte bénéficier de l’énergie nucléaire pour pour approvisionner en électricité ses centres de données consacrés à l’IA.

Et puisqu’une « bonne nouvelle » n’arrive jamais seule, le développement de l’IA s’accompagne par endroit de recours aux énergies fossiles. Le média basta ! rapporte que « dans l’État de Géorgie, la promesse faite il y a trois ans de fermer toutes les centrales à charbon a été abandonnée pour répondre au pic de demande d’électricité créé par les centres de données. »

Du côté de l’Union Européenne, le numérique n’est pas plus vert. En février 2025, l’ONG Beyond Fossils Fuels s’alarmait de la hausse des émissions de CO2 liée à l’explosion de la demande en énergie des centres de données. Au cours des six prochaines années, cette demande pourrait entraîner un bond de 121 millions de tonnes des émissions de CO2, « soit presque l’équivalent des émissions totales de toutes les centrales électriques au gaz d’Italie, d’Allemagne et du Royaume-Uni en 2024 combinées ».

Chaud, chaud les IA

Mais les impacts de l’intelligence artificielle sur l’environnement ne se mesurent pas qu’en TWh et en émissions de CO2. Les centres de données qui leur permettent de fonctionner produisent beaucoup de chaleur et doivent à ce titre être constamment refroidis. Parmi les techniques utilisées : le refroidissement à l’eau. Et là aussi ça chiffre vite ! basta ! écrit : « un grand centre de données – comme ceux des GAFAM [5] – peut consommer entre 3,8 et 19 millions de litres d’eau par jour. » Dans son rapport environnemental, épluché par Reporterre, Google révélait avoir prélevé 28 milliards de litres d’eau en 2022, « dont les deux tiers — de l’eau potable — pour refroidir ses centres de données. » « La demande mondiale en IA devrait représenter 4,2 à 6,6 milliards de mètres cubes d’eau en 2027, soit plus que le prélèvement annuel total d’eau de quatre à six Danemark ou de la moitié du Royaume-Uni » s’alarmaient quant à elleux des chercheur·euses de l’Université de Cornell en 2023.

Autre problème : ces eaux, une fois réchauffées, sont rejetées dans l’environnement, réchauffant à leur tour les milieux. À Marseille, relève la Quadrature du Net [6], l’entreprise Digital Realty prélève l’eau de la cunette (caniveau destiné à recueillir des eaux d’écoulement ou d’infiltration) de la Galerie à la Mer, qu’elle rejette ensuite dans cette même galerie, plus chaude de 10°C ! Un réchauffement qui augmente les risques d’eutrophisation, c’est-à-dire de déséquilibre des milieux aquatiques.

Pour contrer ces forts besoins en eau et en électricité, les promoteurs brandissent déjà leurs solutions : « les modèles se développent, s’améliorent, et devraient à terme consommer moins » ; « l’IA contribuera à réduire le bilan environnemental d’autres activités ». Qu’on y croit ou pas, ces promesses laissent de côté deux autres facettes nocives du développement effréné des IA :

  • L’effet rebond, selon lequel moins l’IA consommera d’énergie pour fonctionner, plus elle sera utilisée... et plus elle deviendra une source massive de consommation d’énergie.
  • Les problèmes d’ordre légal et éthique qui accompagnent son utilisation.

Les dérives de l’IA

La mise en application de certaines IA, notamment les IA génératives, bouscule nos sociétés, nos métiers, nos quotidiens, changeant notre rapport à l’apprentissage, à l’art, à l’autonomie… et met en danger nos droits et libertés. En plus des ressources naturelles, ces modèles d’IA se nourrissent de nos données personnelles dans une logique d’exploitation capitaliste. La Quadrature du Net souligne par ailleurs qu’« une fois déployée dans le monde professionnel et le secteur public, [l’IA] aggrave la précarisation et la déqualification des personnes, au nom d’une course effrénée à la productivité. »

Dans son interview à basta !, Amélie Cordier établit que « le gouvernement, la politique, l’Europe, les collectivités, ont un rôle à jouer [dans la promotion d’une IA plus éthique, responsable écologiquement et socialement]. » Cela ne semble pourtant pas au programme de l’État français. Après des négociations au niveau européen, la France a réussi à imposer des mesures de surveillance de masse dans « l’AI act », règlement européen sur l’intelligence artificielle. L’adoption de ce texte pourrait mener à l’utilisation de systèmes de surveillance de masse « qui risquent d’affecter lourdement nos libertés de mouvement, de réunion, d’expression ainsi que notre vie privée », sous-couvert de sécurité publique. « Un badge d’un mouvement écologiste classé « extrémiste et violent » pourrait [par exemple] motiver l’allumage de caméras dopées à l’IA. » pointe le media d’investigation Disclose. La chasse aux « éco-terroristes » est ouverte...

L.D.


Notes

 

[1] Système d’intelligence artificielle capable de générer du texte, des images, des vidéos ou d’autres médias en réponse à des requêtes.

[2] IA conversationnelle appartenant aux IA génératives, développée par OpenAI.

[3] Electricity 2024 – Analysis and forecast to 2026, International Energy Agency

[4] En 1979, la centrale de Three Mile Island a connu un accident nucléaire avec fonte partielle du coeur de l’un de ses réacteurs.

[5] L’acronyme GAFAM désigne les géants du Web — Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft — qui sont les cinq grandes firmes américaines qui dominent le marché du numérique.

[6] Association de défense et de promotion des droits et libertés sur Internet, fondée en 2008. En 2025, l’IA sera une thématique centrale dans son travail - www.laquadrature.net

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