[REDIFF-THEMA] « Notre relation à la nature est pleine de paradoxes »

Publié le jeu 04/01/2024 - 11:00

Par Quentin Zinzius

Alors que la biodiversité continue de s’appauvrir, nos relations à la faune sauvage continuent de se détériorer : partout en France, les animaux « causent des dégâts ». Une vision paradoxale qui impose une large remise en question de notre rapport à cette nature sauvage que nous cherchons à tout prix à contrôler, quand elle ne demande qu’à s’épanouir.

Moins de 30 %. C’est ce qu’il reste, à l’échelle mondiale, des populations d’animaux sauvages vertébrés par rapport aux années 1970, selon le dernier rapport Planète Vivante du WWF (1). Un déclin massif, brutal, « dont l’humain et ses activités sont les principaux responsables », rappelle Pierre Rigaux, expert naturaliste indépendant. Malgré ce déclin, nos relations à cette faune n’ont jamais été aussi compliquées. Et cela ne pourrait qu’empirer : selon une étude parue le 27 février dans la revue scientifique Nature (2), le changement climatique et la hausse des températures vont accentuer les conflits entre humains et animaux, notamment autour des accès aux ressources comme l’eau et la nourriture. « Nous savons que l’humain, sa société, l’environnement et les animaux sont en interdépendances, mais nous sommes jusque-là incapables de réagir en tout état de cause pour limiter les situations conflictuelles », s’indigne Raphaël Mathevet, écologue et géographe au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive du CNRS.

Relation paradoxale

Car, en France, « notre relation à la nature est pleine de paradoxes », reprend le spécialiste. Les lapins de garenne sont par exemple classés sur la liste rouge de l’UICN (Union Internationale pour la Conservation de la Nature) « mais sont toujours considérés comme nuisibles ou chassés sur certains territoires ». Pour le cerf et le sanglier, la situation est encore plus alambiquée : bien que leurs évolutions démographiques soient comparables, ils ne jouissent pas de la même considération ! « Le sanglier, autrefois vénéré et considéré comme le symbole de la vie sauvage, n’est aujourd’hui plus qu’une masse informe à réguler. Le cerf quant à lui, est resté un animal noble et respecté, bien qu’il occasionne aussi beaucoup de dégâts », illustre l’écologue. Une perception qui pourrait pourtant évoluer. « Avec l’abondance et la banalisation de la présence de ces animaux, nous finissons par ne plus leur prêter attention, analyse-t-il. Finalement, l’espèce que l’on respectait auparavant finit par être déclassée en animal banal, voire en animal à problèmes, au point d’en tolérer des abattages massifs ». Illustration au cours de l’hiver 2021-2022 durant lequel environ 1,5 millions d’ongulés sauvages ont été tués par les chasseurs pour « limiter les dégâts agricoles et forestiers ».

Gestion de populations

« En fait, nous avons fini par gérer les populations animales comme des populations humaines : nous tentons de les contrôler, de les administrer, de dire où elles doivent vivre... et si elles nous dérangent, de les éliminer » dépeint Raphaël Mathevet. Réduite à cette « masse unie » gérée et manipulée à notre guise, la faune sauvage peine à s’exprimer. « Car en réalité, non seulement les comportements des animaux varient entre les espèces, mais ils varient également en fonction des territoires et des activités humaines en présence », explique-t-il. « Et même entre individus », complète Élise Huchard, primatologue et écologue spécialiste du comportement animal. Une complexité qui ne coïncide pas avec les méthodes actuelles de gestion des populations, abattage et conservation étant les deux faces d’une même médaille. « Tuer des sangliers pour tuer des sangliers est un non-sens. Il y a des populations plus ou moins audacieuses : certaines vont s’en prendre aux cultures, d’autres vont rester en forêt. En éliminant celles qui sont en forêt, nous laissons les ‘’mauvaises’’ populations prospérer », analyse Raphaël Mathevet. Même son de cloche du côté de la conservation : « il ne suffit plus de conserver un certain nombre de spécimens d’une même espèce pour que celle-ci soit sauvée, explique Élise Huchard (lire p. 88). De la même façon que nous protégeons et entretenons les cultures humaines, nous devons apprendre à considérer les autres espèces de façon à pérenniser leurs cultures propres », argumente-t-elle.

Gestion de la compassion

Une telle « gestion de la compassion », comme la définit Élise Huchard, permettrait de se rendre compte de toute la complexité des comportements des animaux sauvages et les similitudes avec nos propres comportements... « De nombreux animaux ont des émotions qui s’apparentent à celles des humains, explique Cédric Sueur, éthologue spécialiste de l’éthique animale, mais nous avons tendance à mal les interpréter : soit nous les sous-estimons, soit nous les sur-interprétons ». Une double dissonance qui n’est pas sans conséquence pour les animaux. « Si nous les sous-estimons, nous risquons de ne pas cerner correctement leurs besoins, à la fois naturels mais aussi sociaux », complète l’éthologue. Et au contraire, lorsque nous les surestimons, « nous avons tendance à leurs associer des comportements humains », reprend la primatologue, mais c’est une erreur. Chaque espèce animale a ses propres codes sociaux. Nous ne pouvons pas traiter les animaux comme des personnes. »

Ouvrir le dialogue

Car en réalité, ce qui caractérise notre rapport global à la faune sauvage, « c’est qu’il s’agit souvent d’un rapport entre humains au sujet du sauvage », analyse Raphaël Mathevet. Ainsi, qu’il s’agisse du sanglier, du loup ou même du flamant rose, les intérêts de différents groupes sociaux humains s’opposent sur chacune de ces espèces sauvages : chasseurs, agriculteurs, éleveurs, naturalistes, écologistes… « Il existe donc, en fonction des réalités territoriales et des forces en présence, des situations de coexistence différentes : des endroits où la vie peut s’organiser autour du sauvage, d’autres malgré lui, d’autres sans ou pour lui », détaille l’écologue. Tout l’enjeu est donc de faciliter les échanges entre ces parties, pour que les intérêts de la faune soient in fine pris en compte. Pour cela, Raphaël Mathevet coordonne plusieurs expérimentations, et notamment un « jeu sérieux de chasse adaptative », où le chasseur se met à la place... du canard. « Qu’il soit humain ou non-humain, en se mettant à la place des autres acteurs, le joueur apprend à reconnaître leur existence et à respecter leurs besoins en ressources », décrit le scientifique.

Solidarité écologique

Un processus qui permet également la naissance d’une forme de solidarité entre les parties, que Raphaël Mathevet appelle « la solidarité écologique ». « Le passage de la notion d’interdépendance entre les parties prenantes à celle de solidarité permet de souligner la communauté de destin entre l’humain, la société et les autres espèces. Si nous ne sommes pas solidaires avec eux, nous allons droit dans le mur ! », alerte-il. Aussi, contrairement à la notion d’interdépendance, la solidarité est un choix beaucoup plus concret pour les individus : « chacun peut être responsable de l’autre en fonction de sa volonté et de ses moyens. Tout n’est pas déterminé à l’avance. On peut faire le choix d’être solidaire sur l’accès aux ressources ou d’être solidaire avec les êtres vivants directement ». Dans un tel monde, « ce qui resterait de nos relations aux animaux sauvages, c’est finalement ce qui le caractérise : cette capacité à nous surprendre et à échapper à notre contrôle », conclut Raphaël Mathevet.

Garantissez l'indépendance rédactionnelle et financière de Sans transition !