[THEMA] L’agriculture sera sans pétrole ou ne sera pas

Publié le ven 20/01/2023 - 11:00

Par Estelle Pereira

La guerre en Ukraine a révélé les dépendances de l'agriculture française aux énergies fossiles. Gourmande en gaz et en pétrole pour ses engrais, dépendante de machines énergivores pour sa production, l’agriculture industrielle vit une crise majeure qui oblige à repenser entièrement le modèle de production.

Dans les années 1940, avec une calorie d’énergie fossile, on savait produire 2,4 calories alimentaires ; aujourd’hui, il faut sept à dix calories fossiles pour générer une seule calorie alimentaire (1). Avec l’industrialisation de l'agriculture, l’énergie humaine et animale a peu à peu été remplacée par le gaz, le pétrole, le charbon et une mécanisation lourde.

La France est le premier pays consommateur d’engrais azotés fabriqués à partir d’énergies fossiles de l’Union européenne (2) avec 2,2 millions de tonnes par an, ce qui représente, en moyenne, 140 kg de fertilisants synthétiques par hectare de grande culture (blé, orge, maïs, colza).

Au nom de la productivité et de l’augmentation des rendements à l’hectare, le recours massif aux molécules chimiques, comme celles contenues dans les pesticides, a considérablement accru la dépendance du secteur agricole aux marchés des énergies fossiles. « À quoi ça sert d’atteindre un rendement de huit à dix tonnes de blé par hectare si au bout de trente ans nous avons ruiné pour plusieurs siècles la terre que nous transmettons aux générations futures ? », interroge Charles Hervé-Gruyer, professeur certifié en permaculture qui a consacré une partie de sa vie à démontrer qu’une micro-ferme, avec un travail purement manuel, était plus productive, tout en étant plus respectueuse de l’humain et de la biodiversité (lire p. 51).

Quant aux études comparant l’agriculture intensive dite « conventionnelle » à l’agriculture biologique, elles restent cantonnées au rendement à l’hectare, en omettant de prendre en compte « les avantages des pratiques agricoles biologiques telles que des rotations mobilisant une plus grande diversité de culture et l’utilisation d’engrais organiques », regrette l’Institut de recherche agronomique en 2020 (3). Résultat : les agriculteurs sont encore trop peu nombreux à s’engager dans une démarche de réduction des intrants et restent donc dépendants de multinationales comme Monsanto, leader dans le secteur des pesticides et des semences. Corollaire : les engrais, produits phytosanitaires, carburants ou encore l’énergie pour l’irrigation, représentent en moyenne 30% à 35% des charges des céréaliers, selon l’Observatoire des exploitations des grandes cultures.

« Reprendre la terre aux machines »

Les blocages au changement de modèle agricole sont nombreux dans un secteur où la majorité des agriculteurs se rémunère à un taux horaire inférieur à 70% du smic. Dans le Minervois, Mathieu Cathala, vigneron sur douze hectares, en sait quelque chose, lui qui depuis plusieurs années expérimente l’arrêt du glyphosate. Mais l’équilibre est précaire : « je dois remplacer le désherbage chimique par un travail mécanique avec un tracteur. Désherber à la main me coûterait trop cher en main d'œuvre ». Pour lui, ne plus traiter ses vignes, c’est utiliser une machine plus régulièrement, ce qui représente un coût, notamment en gazole.

Le défi de consommer moins d’énergie dans les fermes est gigantesque. Dans ses “Observations des technologies agricoles'', la société coopérative d’intérêt collectif l’Atelier paysan relève que la puissance déployée dans les champs en 2005 équivalait à 70 réacteurs nucléaires. Pour autant, revenir dans toutes les fermes de France à un travail entièrement manuel est une gageure. C’est pour contribuer à cette transition complexe que cette scic propose des formations qui encouragent les producteurs à auto-construire leurs outils de production. « Aujourd'hui, ce sont les machines qui imposent leurs cadences, analyse Jean-Pierre Comte, formateur au sein de la structure collaborative et spécialiste du travail du fer. Les agriculteurs ne sont plus maîtres de leurs choix. Encouragés par l’Etat via des déductions d’impôts sur l’investissement, ils adaptent leur surface et l'organisation de leurs cultures à la dernière génération de machine ».

L’Atelier paysan déploie une trentaine de salariés à travers la France pour contrer cette course à l’endettement et à la mécanisation, sème les graines de l’indépendance en diffusant sur internet les plans de machines partant des besoins des producteurs, libres de droit, low-tech et adaptables.

Autosuffisance énergétique à la ferme

Il n’empêche que, même avec une machine sur mesure, un producteur a toujours besoin d'énergie. Pour cela, la méthanisation, consistant à produire du gaz et de l’électricité à partir d’effluents d'élevage ou de cultures végétales, a permis à quelques fermes de toucher du doigt une certaine autonomie.

Mais ici aussi, les géants de l’industrie, en l'occurrence du secteur gazier, ont détourné l’objectif d’autonomie vers une logique de marché. En France, il y a deux types de méthanisation : en cogénération et à injection. Avec la première, l'énergie produite peut servir directement à la ferme pour chauffer une serre ou produire de l'électricité. Depuis 2019, c’est la deuxième, la méthanisation à injection permettant d’approvisionner le réseau national en biogaz, qui capte l'essentiel des financements publics.

De plus en plus d’agriculteurs se détournent de leur vocation nourricière et deviennent des énergéticiens subventionnés par l’Etat. Selon une étude FranceAgriMer, la méthanisation agricole utilise en France 300 000 hectares de cultures intermédiaires à vocation énergétique (Cive) et 70 000 hectares de maïs. “La production d’énergie, si elle sert la recherche d’autonomie de l’agriculteur, nous sommes pour. Si c’est pour se substituer à l’agriculture et faire perdurer un modèle industriel à bout de souffle, nous sommes contre », tranche Nicolas Girod, porte-parole national de la Confédération paysanne.

Plein air

Éleveur de vaches laitières pour la production de Comté, le paysan vante également l’élevage en plein air pour gagner en autonomie sur l’alimentation des animaux. « Mes vaches mangent l’herbe des prés proches de la ferme. Nous sommes sur quelque chose de relativement faible en termes de consommation d’énergie et donc d’une certaine manière plus résilient ». Mais l’élevage industriel, qui occupe 85 % des terres agricoles, entre en concurrence avec l’alimentation humaine en consommant 60% de la production des céréales non exportées du pays.

Les sécheresses estivales de plus en plus intenses d’année en année compliquent également le pâturage à l’air libre. En témoignent les producteurs qui ont dû entamer en 2022 leur stock d’hiver en été, faute de pluie. Les changements climatiques confortent l’argumentaire repris par The Shift Project sur la diminution nécessaire de la consommation de viande. Aucune solution miracle n’existe. Les chemins et les outils vers une agriculture plus résiliente sont multiples et restent à inventer, souligne Pablo Servigne dans son livre dédié à l’agriculture sans pétrole (*). « Il est important de travailler l’imaginaire de notre société en montrant que la technologie industrielle n’a pas le monopole de l’innovation, écrit-il. L’agroécologie et la permaculture innovent aussi de leur côté, ce qui en soit constitue aussi un progrès ».

Sources :

(1) Reprendre la terre aux machines, L’Atelier paysan, ed. Seuil Anthropocène, 2021

(2) Selon Eurostat.

(3) Pour une meilleure comparaison entre agriculture biologique et industrielle, Inra, 2020 https://bit.ly/3UtXeDn

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