NÎMES « DESIGNE » les biens communs

Publié le mar 06/02/2018 - 09:34

À Nîmes, formations universitaires et jeunes créateurs produisent un design « social ». Un design qui n’aboutit pas forcément à la création d’objets. Mais qui privilégie l’élaboration de services d’intérêt général, co-conçus avec citoyens et usagers.

Par François Delotte

Et si les services se « designaient » comme les objets ? C’est le pari entreprit avec le design social. Un design complet, qui met le citoyen et l’usager au cœur de ses réalisations. « Le design traditionnel a pour objectif principal de produire des objets de consommation courante, de la voiture à la tasse de café. Le design social a lui un objectif supérieur : se mettre au service du bien commun », précise Stéphane Vial, maître de conférence en design à l’université de Nîmes et directeur de PROJEKT (lire l’interview ci-dessous), laboratoire de design d’innovation sociale. La préfecture du Gard apparaît aujourd’hui comme l’épicentre de cette discipline peu connue du public. Et ce, notamment grâce au développement de deux masters – dont un professionnel (le seul spécifiquement dédié au design social en France) – et d’un axe de recherche dédié à la faculté des arts, lettres et langues.

Ces parcours universitaires ont permis à des professionnels de se former, avant de créer leur propre agence à Nîmes. C’est le cas d’Emma Livet – 26 ans – et Sophie Krawczyk – 25 ans – qui ont fondé La Bobine en 2015. « Je ne voulais pas travailler à Paris. Nous voulions garder des liens avec le master, rester à proximité de son réseau. Et il y a ici une vraie qualité de vie », précise Emma Livet, dans le bureau-mezzanine de La Bobine, niché dans un appartement du cœur de ville. Sur les murs, sont placardés les mots « usagers » et « bienveillance ». Ces termes guident l’action quotidienne du duo.


« Le design social, c’est mettre l’humain au coeur du travail. C’est faire-ensemble, en faisant tomber la hiérarchie. On intervient davantage sur l’agréable que sur l’esthétique », défend Emma Livet, de l’agence La Bobine. © F. Delotte

Un design co-conçu

À peine installée, La Bobine répond à une véritable demande : « Nous avons déjà travaillé sur 10 à 20 projets. Nous sommes sollicitées. Nous n’avons pas réellement à chercher de clients. C’est une chance pour une première activité », confie la jeune femme, consciente du succès remporté par son champ d'activité. Même son de cloche du côté d’Étrange Ordinaire, une autre agence nîmoise créée il y a quatre ans par deux jeunes hommes, eux aussi diplômés du master dans les années 2010. « Nous avions 25 projets en 2016 et 29 en 2017. Nous travaillons dans la région et dans toute la France, même avec des ministères. Il y a cinq ans, les politiques ne nous connaissaient pas. Désormais, il font appel à nous tous les jours », assure Lucas Linares, co-fondateur de cette société coopérative.

Mais que proposent justement ces agences de design pas tout à fait comme les autres ? Étrange Ordinaire et La Bobine travaillent actuellement toutes les deux sur un projet pour la région Occitanie appelé « La Transfo ». Dans ce cadre, vingt agents de la collectivité, en poste sur les sites de Toulouse et Montpellier, ont été amenés à réfléchir à l’amélioration des espaces partagés et de convivialité. « La démarche consiste à faire avec les usagers. Ce qui a ici abouti à la réalisation de prototypes », relate Emma Livet. Parmi ces derniers, ont été présentés un service de covoiturage entre agents, un espace de coworking ou encore un coin sieste (proposé dans les locaux de Montpellier). Un « bar à livre » (bibliothèque en libre-service) est aussi réalisé. « Une fois exposées, les idées sont récupérées par un laboratoire d’innovation interne à la région. Certaines pourront être pérennisées », avance Emma Livet. Toujours dans le cadre de la Transfo, élus, citoyens-usagers et personnels des « maisons de la région », présentes dans différentes villes d’Occitanie, sont invités à soumettre des projets pour améliorer la qualité de service de ces établissements. Propositions qui seront compilées dans un « cahier d’idées » dont la collectivité pourra s’inspirer.

Car faire accoucher les utilisateurs/usagers de leurs propres créations est au cœur du design social. « Nous produisons des plans d’usage, non pas des plans d’architecte. En travaillant avec les personnes qui fréquentent un lieu ou qui le fréquenteront, on comprend le rapport qu’elles ont avec lui », explique Clément Bonet, d’Étrange Ordinaire, dans les bureaux que l’agence partage justement avec un cabinet d’architecture. Ainsi, la société travaille par exemple sur l’aménagement d’une « maison de l’État », qui regroupera bientôt les services de la sous-préfecture de Limoux, dans l’Aude, ou encore sur celui de l’accueil des famille du service « chirurgie thoracique » de l’hôpital de Nîmes. Des sujets graves peuvent être abordés efficacement par l’intermédiaire du jeu. La Bobine et une doctorante en géographie des risques et en design – Béatrice Gisclard – ont ainsi mené, avec des habitants de la commune de Sauve (30), une expérience autour de la prévention des inondations appelée les « Veilleurs de crue », à l’automne 2016. Organisés en ateliers, les riverains du capricieux fleuve Vidourle, ont notamment été amenés à représenter graphiquement le cours d’eau qui sort de son lit et les différents points hauts où se réfugier. Mais aussi à exprimer concrètement quelles sont leurs priorités en cas de catastrophe naturelle : quels objets sauver ? Doit-on mettre à l’abri les animaux ?… « Cela permet également de saisir quelles sont leurs réticences, leurs craintes, puis de co-construire des solutions avec eux. Car ils sont ceux qui connaissent le mieux le territoire », précise Emma Livet.

L’usage avant tout

Les projets des agences peuvent déboucher sur la confection d’objets. « Nous avons des qualifications en graphisme. Mais lorsque nous créons un objet, celui-ci doit être au service du service », explique avec malice Lucas Linares. Des réalisations qui prennent parfois une forte connotation artistique. Étrange Ordinaire a par exemple créé une « machine à souvenir » : une personne inscrit un souvenir sur un site internet dédié. Souvenir géolocalisé, donc lié à un quartier ou à un lieu précis. Le texte peut être envoyé vers la machine à souvenir qui l’imprime sur un format « ticket de caisse ». L’appareil est pour l’heure une boîte en bois artisanale. Mais les Étrange Ordinaire espèrent pouvoir commercialiser l’objet. Et permettre l’envoi de « souvenirs » entre particuliers.

Ce prototype s’intègre dans un projet plus vaste appelé « le réservoir à souvenirs » que proposent les deux jeunes entrepreneurs à des collectivités. « Nous collectons des histoires dans un quartier. Cela constitue un album partagé de capsules numériques géolocalisées. Une application permet de déclencher le contenu lorsque l’on passe à proximité. Et d’écouter les témoignages avec son smartphone », détaille Clément Bonet. « Cela permet ainsi aux habitants de mieux connaître le quartier, de mieux l’aimer et de mieux l’habiter », défend Lucas Linares.


Clément Bonet et Lucas Linares, fondateurs d’Étrange Ordinaire, avec leur « machine à souvenirs ». © F. Delotte

Une approche inclusive qui a conduit l’agence à travailler l'automne dernier avec la Menuiserie Collaborative de Montpellier (voir notre reportage dans le N° 6 de Sans Transition !), atelier partagé dédié aux professionnels et amateurs du travail du bois. L’accompagnement d’Étrange Ordinaire est global : les futurs usagers de la Menuiserie ont été invités à réfléchir aux services qu’ils souhaitaient proposer au grand public et aux pro, mais aussi à l’image du lieu. Ce qui a abouti à la création d’un nouveau logo. Côté aménagement intérieur, l’organisation du parc de machines, d’un coin salon et bien entendu, la création de meubles, ont été imaginées collectivement. Un escalier permettant d’accéder à une mezzanine a été créé autour d’un tronc d’arbre brut. « C’est une incarnation de l’identité visuelle du projet », justifie Lucas Linares. C’est aussi une bonne illustration d’un design qui allie avec équilibre, fond, forme et usage.

Plus d’infos :
www.labobine.co
www.etrangeordinaire.fr
www.projekt.unimes.fr
www.dis.unimes.fr


INTERVIEW


© Wikimédia Commons
 

STÉPHANE VIAL : « Concevoir les services publics avec leurs usagers »

Propos recueillis par FD

Stéphane Vial est enseignant-chercheur en design à l’Université de Nîmes et directeur du laboratoire de design et innovation sociale PROJEKT. Il revient avec nous sur cette discipline qui s’attache à co-produire des projets et services d’intérêt général avec leurs usagers.

Qu’est-ce que le design social ?

Le design traditionnel a pour but principal de produire des objets de consommation courante, de la voiture à la tasse de café. Le design social a lui un objectif supérieur : se mettre au service du bien commun. Nous utilisons les méthodes du design : graphisme, production d’espaces numériques... mais pour répondre à des besoins d’intérêt général. Le design classique se met au service de l’industrie, dont le but est de vendre. Il met en adéquation la forme, la fonction et le marché. Le design social met en adéquation la forme, la fonction et la société.

Le design social intervient dans le champ des services publics ?

Oui, même si cela n’est pas exclusif. Par exemple, les designers sociaux peuvent intervenir dans les établissements de santé. Nous avons une collègue, Marine Royer, qui a obtenu un financement du Conseil départemental du Gard pour travailler sur le sujet de l’autonomie des personnes âgées. Il s’agit de soutenir cette autonomie grâce à l’économie circulaire d’objets. Marine Royer réfléchit à la conception d’objets utiles pour les personnes âgées. Objets devant repartir dans le circuit lorsque celui- ci n’est plus utilisé par un individu.

Les pouvoirs publics font de plus en plus appel à des designers sociaux. Pourquoi ?

Oui. Car les designers de services publics amènent l’innovation au coeur des administrations. Ils repensent l’offre aux administrés en étant à l’écoute de leurs besoins et de la réalité des usages. C’est ce que nous appelons l’innovation publique. Il s’agit de concevoir des services publics avec leurs usagers. Nous parlons alors de « co-design ». Nous accompagnons les gens dans la réalisation de prototypages rapides et efficaces.

Le but est-il de mieux faire accepter les politiques publiques aux citoyens ?

Nous ne sommes pas là pour faire passer la pilule. Le design social n’est pas là pour aider le politique à instrumentaliser le citoyen mais pour aider le citoyen à transformer le politique. Nous sommes là pour créer les conditions d’une rencontre entre des experts et des usagers. C’est un enjeu qui rejoint la soutenabilité de notre société, c’est notre manière de contribuer à ce que celle-ci soit plus solidaire.

Plus d'infos : projekt.unimes.fr

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