[EDUCATION] Esprit’Critik, partager la culture du discernement

Publié le mar 16/03/2021 - 07:38

Écoles de la 2e chance ou établissements fréquentés par des enfants issus de catégories socio-professionnelles favorisées, partout on retrouve le même désarroi. Preuve que l’EMI concerne tous les publics. Crédit photo : Natacha Scheidhauer

Par Natacha Scheidhauer

Permettre au plus grand nombre de s’informer de manière éclairée et de faire un usage averti des réseaux sociaux, c’est le propos d’Esprit’Critik. Initié par le club de la presse Occitanie, ce dispositif s’adresse avant tout aux jeunes, scolaires ou stagiaires de la formation professionnelle. Reportage dans une école montpelliéraine de la 2e chance.

« Les journalistes écrivent n’importe quoi. » Qui n’a pas entendu cette phrase du temps où le café du coin était encore ouvert ? Qui ne l’a pas lue, postée en abyme sur les réseaux sociaux ? Sauf que, cette fois, c’est un journaliste qui l’assène. Journaliste, donc, Emmanuel de Solère Stintzy intervient ce matin à l’école de la deuxième chance régionale (E2CR)(1) Montpellier–Port-Marianne. Et la phrase qu’il vient de prononcer a pour effet de scinder le groupe de stagiaires en trois. « L’idée est de se positionner de part et d’autre de la rivière du doute selon que l’on est d’accord ou pas avec l’assertion », explique le journaliste. La « rivière du doute », c’est la cordelette que les intervenants ont tendue au sol en arrivant ce matin… et que plus de la moitié du groupe est en train de piétiner ? « On peut aussi se placer à cheval dessus si l’on n’a pas d’avis tranché », décrypte Emmanuel. Thomas Carnicer, le second intervenant, ouvre le débat. Parmi les quatre garçons qui ont choisi de répondre par l’affirmative, Yassine déclare que les journalistes « sont payés par les gouvernements » et Paul estime qu’ils délivrent une information biaisée « comme quand ils se rendent dans les cités et n’en montrent que le mauvais côté ». Dans un français encore hésitant, Hussain, lui, se demande qui fait réellement l’information. Réponse du second Hussein du groupe, avec un « e » cette fois-ci : « Je crois que c’est le gouvernement, mais ça dépend si c’est dans un pays de liberté ou pas… » À cheval sur la cordelette, Chaïma précise : « C’est pas le journaliste qui décide, c’est son patron », tandis qu’Halima pondère « Certains journalistes font des recherches et disent les choses telles qu’elles sont. Et d’autres pas. »

Dans les coulisses de l’info

Intitulé « débat mouvant », l’exercice dynamique auquel j’assiste est bien connu des pédagogues. « Nous avons intégré cet outil car il facilite la libération de la parole, m’a expliqué, quelques jours plus tôt, Dominique Antoni, du Club de la presse Occitanie. Informel, il permet d’interpeller l’autre par-delà les codes de l’école. » Avec d’autres membres du Club, Dominique Antoni est à l’origine d’Esprit’Critik : « L’idée est venue à la suite des attentats de Charlie Hebdo, raconte-t-il. Il était clair que le travail des journalistes n’était pas compris. Face à ce constat de défiance, nous avons décidé d’agir. » D’abord à Lunel, commune proche de Montpellier et dont pas moins d’une vingtaine d’habitants – femmes et enfants compris ! – ont répondu à l’appel au djihad au milieu des années 2010, puis sur l’ensemble de l’Occitanie. Collèges, lycées, E2CR : à ce jour, ce sont près de 4500 jeunes qui ont pu être sensibilisés « à la fabrique de l’information et à l’usage raisonné et responsable des réseaux sociaux ».

Des jeunes qui découvrent notamment que le journalisme est un métier, qui possède sa déontologie. À Port-Marianne, alors que les stagiaires ont repris leur place, c’est Emmanuel qui dévoile les coulisses de la presse et en déroule le vocabulaire : faits, sources – que le journaliste ne conjugue jamais au singulier – ligne éditoriale, angle, mais aussi droit de réponse, délit de diffamation. Les masques anti-covid parfaitement ajustés, les jeunes écoutent attentivement. Beaucoup de ces vingtenaires découvrent ces termes et les règles de la profession. « Déscolarisés, éloignés de l’emploi, parfois récemment arrivés en France, nos stagiaires ont en commun des parcours atypiques, voire difficiles », m’explique Edisson Tieche, formateur en insertion socioprofessionnelle. Ils apprécient ces rencontres avec des pros, véritables ouvertures sur le monde et qui s’inscrivent parfaitement dans le projet de l’école, et leur parcours de réussite professionnelle. » C’est manifeste, tous ne demandent qu’à apprendre comment naviguer dans le maelström d’information qui les submerge. Une information au format exclusivement numérique pour ces jeunes qui ont expliqué en se présentant tout à l’heure ne jamais lire un journal papier.

C’est pour mieux coller aux attentes de cette e-génération que le Club de la presse constitue ses équipes en binôme. Ainsi, si Emmanuel est journaliste, Thomas, lui, est un communicant spécialiste des réseaux sociaux. Le voici qui prend la parole pour pointer les différences avec son métier. Éléments de langage, influence, produit, et image du client : un autre vocabulaire résonne dans la classe. Avant de clore cette première séance, un échange à bâtons rompus s’installe. Les deux professionnels répondent aux nombreuses questions des stagiaires, plus empreintes de méconnaissance que de défiance. Emmanuel conclut : « Nous, journalistes, nous sommes peut-être coupés des lecteurs… Mais on se remet en question, n’hésitez pas à vous rapprocher des médias pour poser vos questions ou demander des vérifications. »

Aux armes, cybercitoyens

Mercredi matin. La séance s’ouvre par un exercice d’analyse d’images. Ce selfie de Thomas Pesquet au cœur de l’espace ? Ces femmes en burqua devant une caisse d’allocations familiales ? Ce nageur qui prend le temps de filmer en pleine attaque de requin ? « Info ou infox ? », demandent les intervenants au fil de la projection à l’écran. Les stagiaires ne se laissent pas facilement berner… à la condition de prendre le temps d’observer. L’occasion pour Emmanuel de rappeler le danger de « partager un post trop rapidement, sans même l’ouvrir ni lire son contenu ». L’auditoire acquiesce, même si les apartés confirment que la pratique est courante. Thomas enchaîne avec d’autres infox et manipulations diverses. Harcèlement, arnaques, la plupart des stagiaires ont une expérience personnelle à raconter en lien avec leur présence sur les réseaux sociaux. Sarra découvre qu’elle aurait pu porter plainte pour faire cesser le harcèlement dont elle a été victime il y a quelques années, Mame demande si « lorsqu’on nous demande de payer pour obtenir un travail, c’est de l’arnaque ? ». Tous apprennent l’existence de la Cnil.

Devant leur vulnérabilité, résultat d’une méconnaissance certaine, on se dit que ces ateliers sont de salubrité publique. Déjà, Hussain affirme qu’il ne prendra plus pour « forcément vrai ce que racontent les réseaux sociaux », tandis que Nicolas apprécie de pouvoir mieux débusquer les infox « parce qu’elles peuvent avoir des conséquences ». Les graines sont semées… Vendredi, lors de la dernière séance de l’atelier, Emmanuel et Thomas passeront au crible les théories du complot. Surtout, ils ouvriront leur boîte à outils et partageront toutes les bonnes pratiques pour mieux armer ces nouveaux citoyens de l’info.

 

Note de bas de page

(1) Soutenues par l’Europe, l’État et les Régions, les écoles de la 2e chance favorisent, chaque année, « l’intégration sociale, citoyenne et professionnelle » de plus de 15000 jeunes sans diplôme ni qualification.

 

L’éducation aux médias, véritable boussole

Selon un récent sondage réalisé pour le journal La Croix(1), 66 % des moins de 35 ans privilégient Internet comme source principale d’information. Une pratique qui les expose plus que d’autres aux infox – 78 % affirment ainsi y être confrontés au moins une fois par mois – et une boussole s’avère plus que jamais nécessaire pour éviter manipulations et démêler le vrai du faux. Bien sûr, pas question d’être expert en tout tant le savoir de « l’honnête homme » des Lumières, qui tenait en une encyclopédie, est devenu incommensurable. C’est donc sur l’acquisition d’une technique qu’il faut compter. De longue date assurées par des éducateurs, dans le cadre scolaire ou au sein d’associations d’éducation populaire, les formations à l’éducation aux médias d’information (ou EMI) se voient ainsi de plus en plus investies par des journalistes. Elles intéressent aussi les collectivités territoriales qui mettent la main à la poche pour financer ces outils de lutte contre les obscurantismes, comme le dispositif Esprit'Critik, à même de favoriser le vivre ensemble.

(1) : Baromètre Kantar 2021 de la confiance des Français dans les médias.

 

Plus d'infos : www.espritcritik.fr

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