CYNTHIA FLEURY : « Imaginer ensemble un monde différent »

Publié le lun 08/01/2018 - 16:31

Cynthia Fleury est enseignante-chercheure en philosophie politique et psychanalyste¹. Elle travaille notamment sur les outils de la régulation démocratique. À l’occasion du forum Energaïa² dédié aux énergies renouvelables, en décembre dernier à Montpellier, elle est revenue avec nous sur ce que signifie réellement la « transition écologique ».

Propos recueillis par François Delotte

Vous dites que l’unique manière de préserver l’État de droit passe par un rapport à la nature totalement différent. Pourquoi ?

Parce que la nature possède une place constitutive pour protéger le contrat social. Il existe un contrat « in abstracto » : c’est la question de l’État de droit, des principes constitutionnels, de la défense des libertés individuelles. Mais le contrat social se nourrit aussi d’un accès aux ressources. De fait, les ressources écosystémiques, celles que la nature offre à l’homme, sont protectrices du contrat social. Si l’on vient mettre ces ressources naturelles en danger par des conduites déraisonnables, par des moyens de production et d’extraction de matières, préjudiciables pour l’environnement, on met en danger le contrat social. Ce dernier s’ancre, s’enracine dans un rapport très fort au territoire, à la terre et à la protection des ressources naturelles.

Ce nouveau rapport à la nature passe par la transition écologique. En tant que philosophe, que mettez-vous derrière ce terme, souvent employé a hue et a dia ?

La transition écologique renvoie d’abord à un modèle de croissance différent. Modèle qui lui-même renvoie à une économie qui ne pratiquerait pas de manière déraisonnable des externalités négatives sur la nature : utilisation de techniques néfastes pour l’environnement, ou le fait de venir piller un territoire par exemple. La transition écologique renvoie à de nouvelles solutions techniques, pour produire à partir de la nature, en économie circulaire et durable, ou encore à un nouveau cadre réglementaire et législatif. La question du préjudice écologique qui surgit aujourd’hui en est un exemple. La transition, ce sont aussi des transformations de comportements individuels. Ce sont des citoyens qui vont consommer différemment ou des citoyens que l’on accompagne dans la transformation de leurs modes de vie au quotidien. Puis ce sont des imaginaires : donner envie aux uns et aux autres de vouloir construire un monde commun différent. C’est toute la question du récit ou plutôt des récits. La transition écologique, c’est une série de transformations économiques, politiques, culturelles, sociétales, scientifiques, techniques, qui permet progressivement d’engager une rupture de paradigme et de proposer un mode de vie différent.

Justement, on parle de transition mais il y a urgence à agir. Ne vaudrait-il pas mieux se diriger vers une rupture ?

L’État de droit n’est pas un régime autoritaire. Il est basé sur la souveraineté démocratique. À partir du moment où le peuple est d’accord pour suivre un cadre plus contraignant ou normatif, cela peut s’appliquer. Mais lorsqu’il existe dans la société des conduites plus contradictoires, les choses sont différentes. Notamment lorsque des personnes reconnaissent le bien-fondé de la lutte contre le réchauffement climatique, tout en ayant du mal à ajuster leur comportement. On peut avoir des approches plus autoritaires mais ce n’est pas la manière dont fonctionne l’État de droit. Ce dernier existe grâce à une implication forte des parties prenantes, selon des logiques de consensus. Toutefois, il y a aussi des régulations par la catastrophe, hélas ! Elles sont souvent efficaces, car elles poussent les sociétés à passer à la vitesse supérieure. Il peut également y avoir des effets d’aubaine économique, qui incitent certains à penser que leurs activités vont être viables avec ces nouveaux paramètres. On ne maîtrise pas ce qui fait transition, évolution. Il faut faire avancer les choses, en contraignant parfois, mais aussi en incitant, en motivant les acteurs. On tente à présent de combiner des moyens.

Peut-on selon vous conserver notre confort moderne, tout en respectant la planète et en diminuant nos émissions de CO2 ?

Oui. Cela demande plus de science, plus de sophistication. Cela demande aussi des arbitrages à un moment donné, dans notre vie de tous les jours. Mais cela ne se traduit pas par des renoncements. Plutôt par d’autres manières de vivre. Observons par exemple la révolution qu’a provoquée la généralisation de l’usage. Usage qui permet d’avoir un rapport aux ressources beaucoup moins vorace. C’est tout le travail de l’économie collaborative, contributive, circulaire. Il y a quantité de territoires sur lesquels il est possible de faire de grosses améliorations. Ce qui nous permettrait de rester dans des standards de vie relativement proches des nôtres aujourd’hui. Tout en générant quantité d’économies d’énergie. La transition est une transformation. Et très souvent c’est plutôt quelque chose qui est qualitativement supérieur à ce dont nous disposions avant. Cela amène énormément de bienfaits dans la vie collective et psychique des personnes. Parce que ce phénomène de société produit des modèles de justice plus égalitaires.

Mais peut-on vraiment produire de l’énergie, notamment renouvelable, à grande échelle, tout en respectant ces engagements ?

Tout à fait. Par exemple, la région Occitanie a développé un scénario énergétique autour de celui de l’association Négawatt³. Ce scénario n’est pas antinomique avec les entreprises, les industries et toute la dynamique technico- scientifique de la région. Bien au contraire. C’est quelque chose qui considère que nous avons à penser des politiques industrielles un peu différenciantes, qui vont développer plutôt tel ou tel type d’énergie alors qu’elles étaient avant plutôt focalisées sur d’autres. C’est toute cette révolution-là que l’on met en place. Après il y a sans doute des niveaux d’échelles qui sont à repenser. Il faut se placer à des échelles qui permettent une circularité de l’économie et de la production. Et ce n’est peut-être pas l’échelle macro-industrielle que l’on a mise en place dans les années 1960. Il faut trouver une manière de répondre aux besoins de la société mais avec des échelles et des dispositifs différents.

1 - Elle est professeure à l’American University of Paris, chercheuse du Laboratoire Conservation des Espèces, Restauration et Suivi des Populations du Muséum national d’histoire naturelle, professeure associée à l’École des mines de Paris et titulaire de la chaire de philosophie de l’Hôpital Saint-Anne.
2 - La dernière édition d’Energaïa – forum des professionnels des énergies renouvelables – a eu lieu les 13 et 14 décembre 2017, à Montpellier.
3 - Scénario réalisé par l’association Négawatt, formée d’énergéticiens, et qui indique qu’il est possible d’utiliser 100% d’énergies renouvelables, en France, d’ici 2050. Lire notre entretien p. 30-31 avec Thierry Salomon, co-fondateur de Négawatt.

À LIRE : 
Les Irremplaçables, par Cynthia Fleury, Gallimard, 2015, 224 pages, 16,90 euros. En mars prochain, il paraîtra en Folio Essais.

+ D’INFOS :
twitter.com/cynthiafleury

Garantissez l'indépendance rédactionnelle et financière de Sans transition !