Carine Dartiguepeyrou : «La transition doit changer d'échelle»

Publié le mar 20/11/2018 - 16:06

Dans Un autre monde est possible, Lost in transition ?, codirigé par Gilles Berhault, délégué général de la Fondation des Transitions et Carine Dartiguepeyrou, politologue et maître de conférence à l’Institut Mines Télécom Business School, un collectif d'experts s'interroge sur les transitions en cours. Quelles voies se dessinent dans cette société nouvelle ? Va-t-on vers une société bas carbone ? Gilles Berhault et Carine Dartiguepeyrou donnaient une conférence à Arles, mardi 20 novembre, avec Sans transition ! Retrouvez également notre dossier consacré à la collapsologie dans notre numéro 14, disponible en kiosque.

Propos recueillis par Nicolas Troadec

Dans votre préface, vous évoquez la théorie de l'effondrement, « une vision noire de l'avenir qui draine un certain succès ». Est-ce que votre livre est là pour offrir un autre récit de l'avenir, qui irait concurrencer celui proposé par la collapsologie ?

Carine Dartiguepeyrou : il n'est pas en réponse à ces mouvements : la collapsologie existait avec Jared Diamond, Jean-Pierre Dupuy (dont les ouvrages Collapse et Pour un catastrophisme éclairé sont tous les deux parus en 2004, ndlr). Après, je pense qu'il y a aujourd'hui un intérêt des médias pour ce sujet. Mais on ne se positionne pas par rapport cela. Nous avons une autre manière de voir l'avenir, qui ne nie pas du tout le caractère certain de l'effondrement dans lequel on est engagé. La dimension de l'effondrement est presque un point de départ, mais on ne peut pas se satisfaire du constat que le monde va mal, même si la collapsologie a l'utilité de déclencher un électrochoc. Dans le livre, je propose des questionnements prospectifs sur la typologie des "aquoiboniste"1, des "cavapétiste"2... On pense que le véritable enjeu se situe sur les transitionneurs, qui sont beaucoup plus proactifs.

Quelle est le sens du sous-titre, Lost in transitions ?

On s'est beaucoup demandé s'il vallait encore le coup d'espèrer, ou bien continuer à penser que l'on peut encore changer le cours des choses. Pour nous, c'est un état passager. La question de Lost in transitions est justement de dire qu'il ne faut pas rester dans cet entre-deux et dépasser la situation dans laquelle on est.

Vous abordez aussi le rapport de l'homme à la machine.

La situtation actuelle présente un risque de catastrophe écologique et un risque de machinisation de la société. Les Gafa (Google, Amazon, Facebook, Apple, ndlr) concentrent la richesse et investissent massivement dans les technologies. Il y a un risque prospectif de voir une humanité dominée par les machines. On ne sait pas ce que peut donner la convergence de différentes technologies.

Mais une machine peut-elle faire autre chose que ce pour quoi elle est programmée ?

Nous sommes déjà dans un monde très automatisé : dans les grandes entreprises, tout est processus, tout est dicté par les sytèmes d'information. Et quand on plaque là-dessus des innovations technologiques, on peut perdre le contrôle. C'est une réalité, pas du fantasme. La question qui se pose sur l'intelligence artificielle à beaucoup plus long terme est l'émergence d'une conscience propre.

Quelles solutions proposez-vous ?

Il y a d'abord un scénario culturel : il faut mettre le paquet sur la culture, pour renforcer la littératie digitale (l'aptitude à comprendre et à utiliser les outils numériques, ndlr), l'esprit critique, la capacité à croiser les informations, à percevoir ce qui relève de la désinformation.

Le deuxième scénario est social : à l'échelle de l'humanité, le seul scénario qui peut contrebalancer le scénario technologique est celui comprenant un objetif de développement durable. Ce sont les mouvements des villes en transition, les objetifs de résilience urbaine. Ce scénario est important car il nous faut un nouveau contrat social, qui reste à inventer.

La moindre politique écologique contraignante suscite immédiatement de vives réactions au sein de la population...

En écologie, il y a toujours un dimension de long terme. Mais je pense qu'il y a une étape intermédiaire de mise en conditions. Beaucoup de choses peuvent être mises en place. Par exemple, dans les Pays de la Loire, il existe un projet de recherche-action, porté par l'école Mines-Télécom Atlantique, avec les élus, et les acteurs traditionnels locaux, mais aussi des citoyens, des activistes, des chercheurs… L'idée est de tout mettre sur la table pour proposer une transition alternative.

Ne craignez-vous pas que votre vision de la transition écologique ne soit pas assez novatrice ? Qu'elle ressemble trop à ce qui est déjà proposé, qui certes mobilise de l'énergie, mais qui est insuffisante, ne serait-ce que pour contenir le réchauffement climatique ?

Certes, les institutionnels, comme le ministère de l'Ecologie, ne font pas assez. Quant aux tenants de l'effondrement, je pense qu'il proposent peu, si ce n'est renforcer sa capacité à être autonome. Mais où est le projet de société ?

Les collapsologues imaginent également des communautés résilientes, autogérées…

Il n'y a rien de nouveau ! Tout cela est très bien, mais ce n'est pas suffisant. Les écovillages, les dynamiques d'entraides, c'est très bien. Mais pour moi il y a la question du changement d'échelle. Dans le cas de Nantes, c'est le pari qu'on peut faire ensemble, avec tout type d'acteurs. Je pense que ça c'est très alternatif, nouveau et expérimental. Et ça fonctionne : on a fait tout un livre qui vient de sortir,* avec 200 pages, projet par projet, avec des exemples de chaufferie à bois, d'éoliennes, de micro-projets...

Un autre exemple de changement d'échelle est la démarche des Potes (pour Pionniers ordinaires de la transition énergétique), en Bourgogne-Franche-Comté, avec le soutien de la Région et d'Energy Cities. Eux ont identifié des acteurs pionniers, des Potes, qui viennent d'horizons différents : des entrepreneurs, des agriculteurs, des commerçants, des élus... L'idée est, à partir d'un petit mouvement, d'accélérer la transition énergétique dans leur territoire. Nous sommes là sur un petit groupe qui peut en dynamiser d'autres. L'idée est de renforcer les capacités collectives. C'est le pari de dire que tout le monde, à sa manière, peut participer à cette transition sociétale et y contribuer. C'est une démarche inclusive et non élitiste.
 

Un autre monde est possible, Lost in transitions ?, L'Aube, 20 euros, 232 p.


*Territoires en transition énergétique et sociétale: Quel rôle pour les dynamiques collectives en Pays de la Loire ? Bernard Lemoult et Carine Dartiguepeyrou, L'Harmatta, 17 euros, 164 p.

1 « Aquoiboniste » : catégorie qui estime qu'il faut profiter de la vie avant l'effondrement.

2 « Cavapétiste » : catégorie qui estime que l'effondrement est mérité.

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