[MARSEILLE] La gentrification à marche forcée

Publié le mer 30/01/2019 - 16:48

Par Pierre Isnard-Dupuy

Le 5 novembre, deux immeubles se sont effondrés à Marseille, faisant 8 morts. Beaucoup d’observateurs y voient le résultat d’une stratégie d’abandon de certains quartiers, de la part de la mairie, pour « gentrifier ». Autrement dit : remplacer les habitants pauvres par d’autres, plus aisés. L’autre visage de ce phénomène est porté par les opérations d’aménagement, comme au quartier des Crottes, dans le 15e arrondissement. 

« Smartseille », dans le sud du 15e arrondissement de Marseille, ce sont des buildings à l’architecture futuriste, qui ne sont pas encore tous terminés, au milieu de voiries en cours d’aménagement. Des habitants s’y sont déjà installés depuis un an. « Ils seront 400 à la fin du mois », précise Alexandre Sorrentino, directeur de la coopération internationale et des relations extérieures d’Euroméditerranée. C’est sous l’égide de cet établissement public d’aménagement que se réalise la « smart-city ou écocité » (confiée à Eiffage), au sein d’une zone de requalification de 169 hectares, dite Euromed 2. Elle prévoit 14 000 logements neufs, 20 000 emplois et 30 000 nouveaux habitants.

Abandon puis requalification

Un big-bang pour les quartiers des Crottes et de Bougainville. Le collectif d’habitants, « On se laisse pas faire », soutenu par l’union locale CGT, dénonce Euromed 2 comme une « opération de gentrification ». Autrement dit, le remplacement des habitants actuels par de nouveaux habitants aux revenus plus importants. Pour construire des bâtiments, aménager le tram et les accès à la nouvelle station de métro, une partie des habitants sont en cours d’expropriation. « Les locataires sont relogés, mais rarement dans le quartier. Parfois, ils vont en centre-ville, mais la plupart du temps, on leur propose un logement dans des quartiers plus relégués », explique Claude Hirsch, cheville ouvrière du collectif.

Construit autour de son église, le noyau villageois des Crottes est délaissé depuis trois décennies. Beaucoup de commerces ont fermé. Au XIXe siècle, le quartier s’est fait de petites maisons autoconstruites par les ouvriers. Avec sa centrale électrique, son usine d’alumine, ses fonderies, il était un véritable cœur battant. Mais, dans l’après-guerre, les industries se sont arrêtées les unes après les autres. Aujourd’hui, des garages automobiles occupent une partie des anciens entrepôts. Des jeunes dealent devant l’église ou à proximité du marché aux puces. Des vendeurs à la sauvette tentent d’échanger leurs babioles contre quelques euros. Au moins une façade sur trois est murée, parce qu’expropriée.

Une chance pour le quartier ?

Il y a un an, Marc* a reçu une lettre d’expropriation pour le logement dont il est propriétaire. « Toute ma vie, j’ai vécu dans les quartiers nord. On me propose d’aller dans la cité de la Castellane. Je ne vais pas repartir là-haut ! », s’étrangle le jeune retraité, accoudé au comptoir d’un bar proche du métro Bougainville, avec d’autres membres du collectif. « Ma retraite, elle va servir à payer un loyer, alors que j’ai un chez-moi dont j’ai mis 38 ans à payer le crédit ! », tonne-t-il. Il conteste le montant d’indemnisation proposé pour son bien : trop faible pour s’acheter quelque chose d’équivalent.

« Le problème pour les propriétaires, c’est qu’on leur propose une indemnisation basée sur le marché, qui ne leur permet pas de racheter quelque chose d’équivalent, parce que l’immobilier a chuté », nous expose Claude Hirsch. Et pour louer, beaucoup sont à la retraite et ont de petits revenus. La plupart ne remplissent pas les conditions que demandent les bailleurs. « Ils nous proposent des indemnisations au ras des pâquerettes et sans cohérence. A moi, ils proposent 1500 € du m², et au voisin 2800 €, alors que j’ai refait à neuf », détaille Djilali*, un père de famille d’origine kabyle, installé là depuis 25 ans.  

« Notre intérêt à nous, il est où ? »

Les 3000 euros au m² demandés pour un logement à Smartseille sont proches de la moyenne communale, mais bien loin des 1600 euros pratiqués en moyenne dans le 15e arrondissement. Alors, le collectif craint que les nouveaux logements entraînent les prix à la hausse dans l’ancien. « C’est de la spéculation ! Ce n’est pas une opération d’intérêt national ! Notre intérêt à nous, il est où ? », tranche Marc. Comme d’autres propriétaires, Djilali et Marc se sont engagés dans de longues contestations juridiques face à Euromed. « C’est de l’intérêt public, je comprends. Mais donne-moi juste les moyens d’aller ailleurs », interpelle Djilali.

Alexandre Sorrentino écarte les allégations du collectif à propos de gentrification. « On impose 25 % de logements sociaux et ça, c’est non-négociable, et on reloge tout le monde », dit-il. Concernant les risques de spéculation, « ce n’est pas moi, en tant qu’aménageur qui suis responsable du marché », se justifie-t-il. Il concède : « Mais l’important, c’est le vécu des gens. »

La gentrification alerte aussi en centre-ville. Le drame de la rue d’Aubagne a réactivé les dénonciations d’une « incurie » de la mairie, comme cela a par exemple été le cas dans une lettre ouverte, écrite par plusieurs personnalités, dans Le Monde. Le 5 novembre, il était un peu plus de 9 heures du matin quand le numéro 63 et le numéro 65 se sont effondrés, dans le quartier métissé et populaire de Noailles, faisant 8 morts.

La tragédie a suscité une émotion nationale et levé le voile sur une politique municipale qui abandonne de nombreux quartiers, dans lesquels il pleut dans les écoles, et où transports, services publics et équipements sportifs sont absents. « C’est une politique de mépris qui se traduit dans le budget municipal. La ville consacre 3 millions d’euros contre l’habitat indigne et plus de 50 millions pour une patinoire. La stratégie, c’est de laisser pourrir pour racheter peu cher, parce que l’on sait que ça va prendre de la valeur grâce aux opérations d’aménagement », résume Carole Lenoble, architecte et membre de l’association « Un centre-ville pour tous ».

« Les élus sont pris d’un vent de panique »

Pour l’économiste Philippe Langevin, retraité d’Aix-Marseille Université et président de l’Association régionale de développement local, il s’agit d’une politique d’exclusion. « La Ville n’aime pas les pauvres. Elle plaque un modèle qui n’est pas en accord avec ce qu’est Marseille. Les nouveaux logements sont trop chers. Et la conception d’emplois dans le seul secteur tertiaire exclut de l’emploi les personnes précarisées. Elles voient la ville se transformer sans en avoir leur part », analyse-t-il.

Au moment où nous écrivons ces lignes, plus de 1500 personnes ont été évacuées de leur logement par crainte d’autres effondrements. Sur le site de la mairie, le service communication publie quotidiennement un « point sur la situation après le drame de la rue d’Aubagne ». 62 % des évacuations se sont faites sans la délivrance d’un arrêté de mise en péril. En l’absence de ce document, les personnes évacuées ont des difficultés à faire valoir leurs droits au relogement ou à l’indemnisation. Le 9 décembre, il était indiqué que 187 immeubles au total étaient évacués et 1204 personnes étaient hébergées par la Ville dans différents hôtels. « Des personnes évacuées dorment dans des hôtels de passe ou avec des punaises de lit », précise Maël Camberlein du Collectif du 5 novembre. Lui et sa famille ont quitté l’hôtel dans lequel ils dormaient : « On a appris qu’on pourrait nous demander de rembourser les nuitées. »

Depuis le 6 décembre, un site internet (voir « Plus d’infos ») est consultable « pour accompagner au mieux les personnes sinistrées ». Au lendemain du drame, le maire Jean-Claude Gaudin défendait « une ambition forte et une véritable exigence pour la rénovation de l’habitat ancien et la réhabilitation des secteurs dégradés ou indignes » portée par la mairie « depuis plus de vingt ans ».

« Les élus sont pris d’un vent de panique et dépassés par leur stratégie d’abandon », observe Bruno Le Dantec, auteur de La Ville sans nom, Marseille dans la bouche de ceux qui l’assassinent1. « Cette situation va créer des effets d’aubaine. Des spéculateurs vont en profiter pour venir rafler des îlots expulsés », projette-t-il. La gentrification en serait accélérée.

* Prénoms modifiés


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