[REDIFF-THÉMA] Un modèle agricole et industriel insoutenable pour l’eau

Publié le ven 05/01/2024 - 11:00

Par Lucas Martin-Brodzicki

En France, l’agriculture et l’industrie mettent à mal nos eaux, mal protégées par les pouvoirs publics. Les solutions existent pourtant, plaident associations et citoyens engagés.

 

C’est un duo que l’eau n’apprécie pas. Nitrates et pesticides sont responsables de près de la moitié des abandons de captages destinés à l’eau potable pour cause de pollution. En tout, 4 300 captages ont été délaissés entre 1980 et 2019, selon les derniers chiffres du ministère de la Transition écologique(1). À qui la faute ? « L’agriculture est la principale responsable de cette pollution-là », assure Estelle Le Guern, chargée de mission chez Eaux et Rivières de Bretagne. Les nitrates, composés d’azote et d’oxygène, « proviennent à la fois des apports dits organiques (lisiers, fumiers) et des amendements chimiques, les engrais azotés minéraux », détaille la chargée de mission.

Lessivées, ces molécules se retrouvent dans les milieux aquatiques, les nappes comme les cours d’eau. Les nitrates sont notamment responsables de la prolifération des algues vertes en Bretagne. Mais les effets invisibles de cette pollution sont peut-être plus graves encore. « Si le taux de nitrates est trop élevé, cela créé des déséquilibres dans les cours d’eau. Et pose aussi un problème pour la consommation d’eau potable, puisque au-delà de 50 mg/L, l’eau n’est plus consommable. C’est donc un enjeu environnemental, mais aussi sanitaire », insiste Estelle Le Guern.

Une réglementation peu ambitieuse

La pollution par les nitrates est la première cause de dégradation des masses d’eau souterraines françaises. Ces données proviennent d’une obligation de la directive européenne cadre sur l’eau de 2000 : elle impose en effet aux États membres une évaluation de l’état écologique des masses d’eau au moins tous les six ans. Les autres pollutions chimiques le sont du fait des pesticides, des phosphates et d’une flopée de micropolluants issus de procédés industriels. Les plus quantifiés et inquiétants, au regard du règlement européen REACH(2), sont les composés phénoliques (comme le bisphénol A) et les phtalates, des perturbateurs endocriniens utilisés comme plastifiants. Pourtant, sur la période allant de 2009 à 2015, la part des masses d’eau souterraines françaises en bon état chimique est passée de 58,9 % à 69,1 %. L’amélioration concerne aussi les masses d’eau superficielles. Le signe d’un changement de pratiques salutaires ? Surtout le résultat d’investissements conséquents. Les dépenses d’entretien et de restauration des milieux aquatiques ont été multipliées par 4 entre 2000 et 2017, toujours selon le ministère de la Transition écologique.

La France enchaîne aussi les « plans d’action ». Exemples : depuis 1991, l’Union européenne impose aux États membres de réduire les nitrates d’origine agricole dans l’eau, via des plans d’actions nationaux (PAN) et régionaux. La France en est à son septième PAN. L’Autorité environnementale « considère qu’il est impératif de relever significativement les ambitions du PAN. » Sur les pesticides, auxquels l’agriculture française est accro, il s’agit d’Écophyto. Le premier plan Écophyto de 2009, dont l’objectif était de réduire de moitié l’utilisation de pesticides, est aujourd’hui devenu Écophyto II+. Cette fois, c’est la Cour des comptes qui dressait, en 2020, un bilan salé de ces plans(3). Elle considérait notamment que l’État « pourrait davantage influer sur les modes de production agricole. » « Notre position, c’est le zéro pesticides et une agriculture à bas niveau d’intrants », rebondit Estelle Le Guern.

PFAS et boues rouges, cadeaux empoisonnés de l’industrie

Il faut aussi citer le « plan micropolluants », dont la dernière version, la troisième, en cours de rédaction, est attendue à la fin du premier semestre 2023. C’est au sein de ce dernier que vont être intégrées les mesures gouvernementales concernant les PFAS présentées en janvier 2023. Des mesures « très floues et non contraignantes », selon Générations Futures. Il s’agit pourtant de mieux connaître et réduire les rejets de ces « polluants éternels ». En février 2023, l’enquête collaborative internationale « The Forever Pollution Project »(4) montrait pour la première fois l’étendue de la contamination de l’Europe par ces substances per- et polyfluoroalkylées, une famille de composés toxiques employés dans une multitude de produits et d’usages, comme les poêles antiadhésives en Téflon. Persistants dans l’environnement, on retrouve ces « polluants éternels » dans le lait maternel, les œufs, l’eau potable… Les risques sont variés : problèmes de fertilité, cancers ou encore lésions hépatiques.

Au sud de Lyon, Louis Delon tente d’y voir plus clair, un an après les révélations d’une contamination massive autour de la plateforme industrielle de Pierre-Bénite, au cœur de la « Vallée de la chimie ». Ce maraîcher reconverti, chimiste de profession, est entré en contact avec le professeur Sébastien Sauvé, spécialiste des PFAS et basé à Montréal, pour l’aiguiller. Les deux trouveront finalement un accord : en échange de l’envoi d’une vingtaine d’échantillons d’eau pour des recherches, le laboratoire du professeur Sauvé mènera les analyses gratuitement. « Nous avons prélevé dans le Rhône, en amont et en aval de l’usine Arkema, productrice de PFAS, dans des puits… L’idée, c’était d’avoir une cartographie précise de la pollution, alors que les citoyens ont besoin de savoir s’ils peuvent boire l’eau du robinet ou consommer leurs légumes », retrace Louis Delon. Les premiers résultats sont attendus cet été. Le maraîcher espère faire réagir à la fois l’État et les politiques locaux, qu’il juge trop timides face à une situation avérée.

Trop souvent, la mobilisation citoyenne vient en effet compenser l’inertie des pouvoirs publics et une législation taillée pour ne pas froisser les industriels (voir entretien). Mais elle peut, malgré tout, finir par payer. Près de Marseille, l’usine d’alumine de Gardanne a rejeté des boues rouges dans la Méditerranée, des métaux lourds toxiques, pendant plus de cinquante ans. En 2019, des activistes écologistes avaient déversé des boues rouges devant le ministère de la Transition écologique pour dénoncer l’inaction de l’État, épilogue d’une dizaine d’années de combat. Mais si la pollution a pris fin, elle n’a pas disparu pour autant.

(1) www.calameo.com/ofbiodiversite/read/003502948132c26eea45d
(2) www.ecologie.gouv.fr/reglementation-reach
(3) www.ccomptes.fr/fr/publications/le-bilan-des-plans-ecophyto
(4) foreverpollution.eu

[ENTRETIEN] « Depuis deux siècles, l’économie est plus importante que la santé »

Thomas Le Roux est historien, chargé de recherches au CNRS. Il étudie les impacts de l’industrialisation.

Vous êtes critique de la notion même de pollution. Pourquoi ?

Thomas Le Roux : Elle définit un phénomène qu’on pourrait définir plus précisément encore. Pour résumer, la pollution désigne une altération des équilibres naturels. C’est juste, mais insuffisant. Avec cette notion, on se contente d’une approche faite de mesures, de normes et d’expertise scientifique, alors que c’est aussi un problème social. Historiquement, la notion de nuisance était mobilisée, ce qui permettait de prendre aussi en compte les interactions et conséquences sociales liées aux pollutions.

Aujourd’hui, c’est le principe du « pollueur-payeur » qui s’applique : les industriels compensent financièrement la pollution qu’ils causent, s’ils sont identifiés. Quelles sont ses racines historiques ?

TLR : Depuis deux siècles, le principe est là, même s’il n’est pas formalisé comme tel à l’époque. En 1810, en France, un décret napoléonien sur les établissements classés pose de nouvelles règles. Le décret dit qu’après une pollution, on demande au responsable de réparer seulement les dégâts matériellement constatés. L’idée, c’était de protéger les industriels qui faisaient face à de plus en plus de recours. Depuis, l’industrie ne répare plus les pollutions chroniques, diffuses. Son action est réduite à la sphère des dégâts et des accidents qui peuvent être évalués par des expertises. Avant 1810, il existait d’autres moyens d’actions contre les pollueurs, avec des procédures pénales extrêmement sévères. Depuis, d'autres lois sont venues encore alléger certaines procédures en faveur des industriels.

Comment expliquer que cette focalisation sur les accidents perdure ?

TLR : C’est le leitmotiv de l’histoire. Un accident est visible, il provoque un choc émotionnel, parfois des morts et des blessés. Le lien de cause à effet est facile à établir. Dans le cas d’une pollution diffuse, on ne sait jamais trop d’où ça vient. La seule solution dans ce cas serait d’interdire à la source les émissions, mais c’est rarement fait. L’interdiction de l’utilisation de l’amiante est un peu l’exception qui confirme la règle, et ce n’est même pas le cas partout dans le monde. Les PFAS, ou polluants éternels, ne sont toujours pas interdits, par exemple. On sait pourtant que ces molécules disséminées dans l’environnement accroissent les risques de cancers et perturbent le système hormonal. Mais cela sert aussi pour fabriquer des habits, des meubles... Ce sont des retardataires d’incendies… La société est-elle capable de faire le deuil de certains objets fabriqués à l’aide de ces substances ? Il faut pour cela qu’elle sorte de ce paradigme industrialiste vieux de deux siècles, où l’économie est devenue plus importante que la santé. Si on décide, au contraire, que c’est la santé publique qui doit être au cœur du projet de société, alors c’est la place même de l’industrie et des industriels qui est en jeu.


Plus d'infos :

www.eau-et-rivieres.org

Film Dark Waters de Todd Haynes (2019), sur l'eau polluée par une entreprise de produits chimiques aux États-Unis.

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