AGRI et API-CULTURE : même combat !

Publié le jeu 22/03/2018 - 11:33

Entre l’agriculture et l’apiculture, les tensions sont vives, sur fond de glyphosate et autres pesticides. Pourtant, ces deux activités nourricières sont interdépendantes. Et si, pour changer de modèle agricole, il fallait s’appuyer sur la défense de l’abeille ?

Par François Delotte


VERS UNE AGRICULTURE PLUS RESPECTUEUSE DE L’ABEILLE ?

Pesticides, suppressions des haies, monocultures… le modèle agricole conventionnel est largement impliqué dans la mortalité des abeilles. Pourtant, il aurait bien du mal à se passer de ces pollinisateurs. Bientôt la fin du paradoxe ?

Trois fois moins de miel en vingt ans. « Jusqu'au milieu des années 1990, la France produisait plus de 30 000 tonnes de miel par an. En 2017, la production s'élève à 10 000 tonnes », témoigne Henri Clément, apiculteur et porte-parole de l'Union Syndicale de l'apiculture française (Unaf), syndicat qui représente professionnels et amateurs de l'apiculture. Sur le marché des produits de la ruche, la France est passée rapidement d'une quasi-autosuffisance (nous consommons environs 40 000 tonnes de miel par an) à une forte dépendance à l'importation.

Au cœur de cette chute de productivité se trouve la santé de l'abeille. Car, paradoxalement, si le nombre d'apiculteurs professionnels et amateurs augmentent (50 131 en 2016 contre 41 836 en 2010, selon France AgriMer), leurs cheptels sont de plus en plus menacés. Comme le détaille Yves Le Conte, directeur de recherche à l'Inra d'Avignon, spécialiste de la biologie et de la protection de l'abeille. « Dans les années 1980-1990, on considérait que 10 % de la perte d'une colonie, au maximum, pouvait être admise chaque année. Désormais, la mortalité tourne autour de 20-30 %. Cela place les apiculteurs dans des situations financières parfois tendues », décrit le chercheur.

« Cocktail de stress »

Pourquoi une telle mortalité ? Yves le Conte parle d'un « cocktail de stress » qui assaille les insectes pollinisateurs. Il évoque le développement des parasites (varroa ou tique de l'abeille ; noséma, champignon qui contamine les ruches) ou le frelon asiatique qui dévore les abeilles. Se superposent à cet ensemble les effets des changements climatiques que les professionnels assurent déjà subir : hiver doux et démarrage rapide des floraisons, printemps pluvieux, sécheresses qui assèchent les fleurs…


La coopération agriculteurs / apiculteurs peut se concrétiser par l’introduction de plantes mellifères. Ici, les vignerons du Clos d’Ora (Aude) ont semé des fleurs pour favoriser le butinage des insectes entre les ceps. © UNAF

Mais Yves Le Conte évoque aussi les bouleversements introduits par l'agriculture conventionnelle : arrachage des haies qui sont autant d'abris pour la biodiversité, fin des mises en jachère, monoculture… Et les pesticides. Notamment les fameux « néonicotinoïdes », famille dont fait partie le célèbre glyphosate. « Ces produits sont arrivés sur le marché au milieu des années 1990. Il s'agit de molécules insidieuses qui ne tuent pas directement les abeilles mais qui les désorientent en s'attaquant à leur système nerveux. Elles ne retrouvent plus le chemin de la ruche et meurent dans la nature avant d'avoir pu rentrer à la maison », décrit le chercheur de l'Inra. Les plus controversés comme le Gaucho, Cruiser et Regent, sont désormais interdits sur les cultures à fleurs comme le colza ou le tournesol. Cependant, ces substances très persistantes dans les sols (elles peuvent y demeurer plusieurs années et dégager des molécules toxiques pour les abeilles) restent utilisées sur d'autres cultures. La loi pour la reconquête de la biodiversité (août 2016) prévoit l'interdiction totale des néonicotinoïdes pour septembre 2018. Mais les apiculteurs demeurent sur leurs gardes. « Le problème est qu'une molécule interdite est aussitôt remplacée par une autre. L’agriculture est trop dépendante des produits phyto », s'agace Gérard Giron, apiculteur bio dans la Drôme.

Dernière polémique en date : l'autorisation d'une nouvelle substance chimique, le Sulfoxaflor. Celui-ci est accusé par ses détracteurs d'être un pesticide néonicotinoïde déguisé. D’ailleurs, le 24 novembre dernier, le tribunal de Nice a suspendu les autorisations de mise sur le marché de deux insecticides de la société Dow AgroSciences contenant du Sulfoxaflor. L'entreprise a fait appel. « La molécule n'est pas totalement similaire à celle des néonicotinoïdes. Mais son mode d'action est semblable. Cette substance est toxique, mais moins que les néonicotinoïdes « officiels ». La bonne nouvelle est qu'elle a une rémanence faible. Et ne reste que quelques jours dans les sols », précise Axel Decourtye, spécialiste des interactions entre abeille et agro-système à l'Institut de l'abeille (ITSAP).

« Grève de la pollinisation »

À l'Inra, Yves Le Conte demeure prudent : « Selon moi, nous avons besoin de pesticides pour produire des denrées agricoles, notamment des insecticides, pour lutter contre les ravageurs. Même si nous ne pouvons pas les supprimer, il faut continuer à réduire les doses de produits utilisés. »

Son de cloche différent chez de nombreux apiculteurs, pour qui les pesticides restent le problème N°1. Un sujet d'autant plus épineux qu'agriculteurs et apiculteurs sont souvent interdépendants : les abeilles des uns pollinisent les plantes des autres. Plantes qui fournissent les ruches en pollen.

Les apiculteurs possèdent donc là un moyen de pression pour faire évoluer les pratiques. Comme le souligne Gérard Giron, apiculteur drômois. « On ne soupçonne pas le pouvoir de dire non. À force de voir nos abeilles mourir, nous avons été contraints, dans les années 2010, de faire la grève de la pollinisation pour le colza. L'impact a été important mais de courte durée : nous ne pouvons pas nous permettre de mener des actions trop longues. Nous avons besoin de poser nos ruches près des cultures  ». En effet, les blocages sont rares car les apiculteurs ont besoin de pollen. Et la pollinisation représente une part non négligeable de leurs revenus (la « location » d'une ruche se négocie entre 30 et 40 euros).

De blocage, Éric Lelong, apiculteur et porte-parole de la FNSEA pour les questions apicoles, ne veut pas en entendre parler. Ce propriétaire de 500 ruches dans l'Hérault travaille directement avec les agriculteurs car ses ruches fécondent cultures d'abricots, melons, colza, tournesol ou encore carottes et oignons. La mortalité des abeilles ? Il insiste sur sa dimension « multifactorielle » : parasites, frelon asiatique et pesticides. Mais pour lui, il est « très compliqué de faire la part des choses » et il convient de « s'en référer aux études ». Ainsi, « pesticides et apiculture sont compatibles », à condition « qu'il y ait des règles claires et compréhensibles ». L'interdiction des néonicotinoïdes ? «Ce n'est pas la meilleure des solutions car il n’existe pas, aujourd'hui, de possibilités de remplacement à coût égal pour les agriculteurs. » Quid alors pour sauver les abeilles ? Éric Lelong préconise de réduire l’utilisation de ces substances même si, de toute façon, selon lui, les choses vont dans « le bon sens ». Ainsi, « dans la plaine du Lauragais (près de Toulouse - ndlr), où je pose des ruches, on préfère aux néonicotinoïdes le Proteus, un traitement contre les pucerons qui peut être dangereux pour les abeilles. Mais je n'ai pas de mortalité sur les miennes », affirme-t-il.

Un tiers de notre alimentation produite grâce aux abeilles


La coopérative de producteurs de pommes du Limousin Limdor (87) a adhéré à la démarche « Bee friendly ». L’arrêt de l’utilisation des néonicotinoïdes a permis l’installation de ruches près des vergers. © Limdor

À l'Institut de l'abeille, Axel Decourtye affirme quant à lui, comme bon nombre d’apiculteurs, que l'apiculture souffre des excès de l'agriculture productiviste. Mais sans opposer les deux professions : on peut s'appuyer sur l’apiculture pour contribuer à changer le modèle agricole dominant de l'intérieur. Et le rendre plus vertueux. « Nous opposons trop souvent agriculture et apiculture. Alors qu'un tiers de notre alimentation est produite grâce à la pollinisation offerte par les abeilles. Et dans un même temps, on pratique une agriculture intensive », lance-t-il. Pour lui, « la protection des abeilles peut être un levier pour développer l'agro-écologie. L'abeille peut être l'égérie d'un changement de paradigme. »

Changer de paradigme, ce n'est pas seulement diminuer le recours aux pesticides. C'est aussi recréer des milieux favorables aux pollinisateurs. En 2016, l'Institut de l'abeille a, par exemple, créé des inter-cultures (espaces entre deux parcelles) avec des plantes à fleurs, dans la Beauce, région emblématique des grandes monocultures céréalières. « On augmente ainsi les réserves alimentaires des abeilles pour l'hiver et la survie des colonies », précise Axel Decourtye.

L'Union Syndicale de l'apiculture française (Unaf) a aussi pris le sujet à bras-le-corps. Elle a lancé Bee friendly, en 2012. Un label destiné à aider les agriculteurs à faire évoluer leurs pratiques. « Nous avons créé une liste noire de 29 pesticides dangereux pour les pollinisateurs avec des éco-toxicologues de l'Inra. Nous sommes en train de réactualiser la liste. Il y a de nouvelles molécules à ajouter, dont le Sulfoxaflor », indique Amélie Bajolet, responsable du développement du label. Des volets « biodiversité » (favoriser les plantes mellifères, les jachères, les haies, les prairies fleuries…) et « partenariats avec les apiculteurs » font aussi parti du cahier des charges. « L'agriculteur a l'obligation de créer un lien avec l'apiculteur. Il l'informe des traitements pour qu'il puisse déplacer ses ruches », indique Amélie Bajolet.

La grande distribution s’y met aussi

Cette dernière ajoute « ne pas encore avoir les chiffres précis sur les agriculteurs investis dans la démarche », notamment parce que le label concerne des coopératives ou des acteurs de la grande distribution (Monoprix) qui engagent ensuite leurs membres ou leurs fournisseurs. Mais, Amélie Bajolet en convient, certains secteurs de l'agriculture sont difficiles à entraîner dans le programme. C'est par exemple le cas du maraîchage breton qui « utilise des molécules qui persistent longtemps dans l'environnement », détaille la responsable du label.

Les avancées sont plus significatives dans les cultures fruitières, souvent décriées pour leurs traitements chimiques. En Limousin, la coopérative de producteurs de pommes Limdor (Saint-Yrieix-La-Perche – 87) adhère à Bee friendly. La structure commercialise 30 000 tonnes de pommes par an. Et utilise des produits phyto (sauf sur sa production bio, bien entendu). « Au printemps 2018, nous aurons 2000 ruches dans nos vergers », témoigne Jean-Luc Soury, directeur de Limdor. Une présence des abeilles qui a imposé aux producteurs de modifier leurs pratiques. « On a éliminé tous les néonicotinoïdes » affirme Gabriel Rodriguez, responsable technique des vergers. Le respect du cahier des charges du label a permis l'installation de quatre apiculteurs et la construction d'une miellerie. « Il est difficile de discuter avec les consommateurs lorsque l'on parle de production conventionnelle. Viennent de suite les sujets des pesticides et de la santé. Nous, il faut bien que nous soignons nos pommes », poursuit Jean-Luc Soury. S'il continue à « soigner » ses fruits aux pesticides, Jean-Luc Soury a compris que le statu quo n'était plus possible. Car, désormais, le citoyen demande des actes. Qui désire le miel doit supporter quelques piqûres.

Plus d'infos :
www.itsap.asso.fr
www.unaf-apiculture.info
www.certifiedbeefriendly.org
www.snapiculture.com


Gwenan : des ruchers citoyens et solidaires

La protection des abeilles passe aussi par l'action citoyenne. Depuis 2016, la Coopérative d'Activités et d'Emploi (CAE) des Côtes d'Armor Avant-Premières, qui réunit des entreprises de l’Économie sociale et solidaire et des auto-entrepreneurs, anime le projet Gwenan. Le principe : parrainer des ruches entretenues par Didier Ducournoy, apiculteur membre de la CAE. Et recevoir du miel en échange.

« Nous voulions rappeler que l'apiculture a un impact essentiel sur la production agricole et la biodiversité. Mais aussi faire découvrir des lieux méconnus et remarquables en y implantant des ruchers », expose Sylvain Couanon, co-gérant d'Avant-Premières. Des ruchers « parrainés ». « Nous proposons plusieurs formules. Des offres s'adressent aux particuliers à partir de 30 euros par an. Le souscripteur reçoit 125 grammes de miel, un paquet de bonbons et un certificat de parrainage », précise Sylvain Couanon. Le tout sous réserve que la récolte soit suffisante, car la production est soumise à des aléas (climat, parasites.). Les entreprises aussi peuvent « soutenir » une ruche (1188 euros) ou une demi-ruche (600 euros) et recevoir 75 à 40 pots de miel à distribuer à ses collaborateurs.


Le rucher de Gwenan installé dans le verger de l’Esat de Plourivo, près de Paimpol (22). © Westango 

Nouveaux parrainages

Les ruches sont installées dans la réserve naturelle Paule Lapicque, près de Paimpol, un espace préservé situé sur le littoral et gérée par l'association naturaliste Bretagne Vivante. Un second rucher est implanté au sein de l’Établissement et service et d'aide par le travail (Esat) de Plourivo, toujours près de Paimpol.

Des animations autour de la vie des abeilles sont aussi proposées aux parrains et marraines. Pour l'heure, Gwenan compte 50 parrainages pour 11 ruches. En 2018, les Biocoop La Gambille, à Saint-Brieuc, participeront à l'installation de deux nouveaux ruchers, dont l'un sur le toit d'un magasin. Devant le succès de l'opération, Avant-Premières espère pouvoir inaugurer de nouvelles ruches près de Dinan. Puis essaimer ses essaims un peu partout en Bretagne.

Plus d'infos : www.gwenan.bzh


Quid de l'apiculture bio ?


Reconnu pour son professionnalisme, Bertrand Rony a aussi dispensé des formations en apiculture dans certains pays du Sud comme ici, au Népal. DR

« Pour moi le bio était une évidence. Utiliser des produits de synthèse dans l'apiculture alors que l'on reproche à l'agro-chimie de tuer les abeilles, c'est un paradoxe ». C'est ainsi que Bertrand Rony justifie son engagement dans une apiculture biologique. Cet ex-professionnel isérois, qui a pris sa retraite en 2012, fait parti des premiers apiculteurs français à s’investir dans une façon plus naturelle de produire du miel, dans les années 1980. « À l'époque, il n'y avait pas de cahier des charges "biologique". On devait adhérer à d'autres démarches comme Nature & Progrès ou Demeter », raconte-t-il. Un cadre réglementaire officiel est mis en place au début des années 1990. Ce dernier interdit aux professionnels de recourir aux antibiotiques pour traiter les ruches. « Contre un parasite comme le varroa (cf article principal – ndlr), j'utilise des traitements à base d'huiles essentielles. Mais il est aussi possible de recourir à des acides naturels (acides oxalique ou formique) », décrit Bertrand Rony. Les répulsifs chimiques, destinés à tenir les abeilles à distance, sont aussi proscrits. Pour obtenir un miel le plus bio possible, les ruches doivent être placées près de cultures biologiques, plus précisément à moins de trois kilomètres de parcelles traitées. « On ne peut donc pas garantir à 100 % que les abeilles n'iront pas butiner sur des plantes exposées », concède Bertrand Rony. Donc même en apiculture bio, moins l’agriculture sera dépendante de la chimie, meilleurs seront les produits de la ruche.

 

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