[EAU] L'alignement : La « nouvelle » « Stratégie européenne de la résilience dans le domaine de l’eau »

Publié le mar 01/07/2025 - 22:14

Par Riccardo Petrella

Le nouveau document politique de la Commission (1) était très attendu. L’enthousiasme provoqué par le Pacte Vert Européen de 2019 avait suscité des forts espoirs concernant la lutte contre le changement climatique et une nouvelle politique européenne de l’eau. L’aggravation de la crise mondiale de l’eau, marquée en Europe surtout par la raréfaction qualitative de l’eau, a contribué à hisser les questions de l’eau au niveau des priorités majeures de l’Agenda politique de l’UE. D’où la promesse en 2024 de la Présidente de la Commission de proposer une nouvelle « Stratégie européenne de la résilience dans le domaine de l’eau » (« La stratégie », par la suite).

Les nœuds clés de la politique européenne de l’eau concernent trois grands enjeux :

  • La place de l’eau dans la vision globale de la vie et du monde: marchandise/ bien économique/, avoir financier vs bien commun, patrimoine collectif, source de vie partagée ; droit universel vs besoin individuel accessible à prix abordable ;
  • Disponibilité/accessibilité, sauvegarde, protection, usages de l’eau : L’eau est-elle source de vie et de bien-être pour tous ? Quid de la pollution chimique, de la surexploitation industrielle ? Pourquoi est-elle devenue surtout une ressource naturelle stratégiquement importante pour la croissance et pour la sécurité économique dites « nationales » ? La compétitivité ne favorise-t-elle pas davantage la survie et la puissance des pays les plus forts au plan financier et du développement technologique ? Dans tout cela, quel est le devenir des fleuves, les lacs, des zones humides de la Terre, et quel est le sens de la résilience ?
  • Le gouvernement de l’eau : régulation politique institutionnelle et financière des activités de l’eau: régulation publique, privée, mixte ; centralisée ou décentralisée au niveau des collectivités locales ; planification /responsabilité collective publique par des entreprises publiques et des coopératives sociales et solidaires ou par des entreprises privées multi-utilities cotées en Bourse et actives sur des marchés internationaux oligopolistiques, … ; système de financement par les pouvoirs publics sur la base d’une fiscalité progressive et redistributive axée sur les impôts ou d’autres systèmes citoyens vs le système « l’eau finance l’eau » fondé sur le paiement par le consommateur d’un prix de marché en fonction de la demande ?

Le tout dans le cadre d’un système de régulation et de responsabilité partagée et solidaire de justiciabilité ou d’un système de comptabilité coûts-bénéfices tel que celui fondé sur le principe pollueur-payeur ?

Les choix opérés par « la Stratégie » sont l’aboutissement d’une évolution commencée dans les années 90. Aujourd’hui, l’alignement est quasi total, intégral, consolidé et pourtant, problématique. Par la présente note, on traitera surtout des deux premiers enjeux.

 

  1. Le nœud de la vision de l’eau

Lors de l’adoption de la « Directive Cadre Européenne de l’eau de l’an 2000 », première grande loi européenne sur l’eau) (2), l’UE considéra que l’eau était une marchandise (« pas comme les autres ») et que sa gestion devait se baser sur la fixation d’un prix de marché fondé sur le « full cost recovery principle », à savoir la récupération totale des coûts de production, y compris la rémunération du capital investi, le profit. (Art.9 de la Directive). Ce qui est différent de la tarification d’un service public. Ce principe élémentaire de l’économie capitaliste de marché, sur lequel est construit le principe de « l’eau finance l’eau » fait que l’on ne peut plus parler de droit à l’eau mais d’accès à l’achat de l’eau (3).

Ainsi, à partir de la mise en œuvre de l’Agenda 2030 de l’ONU « Les Objectifs du Développement Durable 2015-2030 », l’ODD 6 concernant l’eau, parle de « Accès à l’eau potable e à l’assainissement pour tous sur des bases équitables et à prix abordable » (4), ce qui est le contraire d’un « droit universel à l’eau » (5). A noter aussi que par l’approbation de la Directive européenne sur les services publics en 2006, l’UE a introduit deux nouvelles catégories : les SIG (Services d’Intérêt Général) et les SIEG (Services d’Intérêt Economique Général). Les services publics de l’eau ont été classés parmi les SIEG, confirmant la vision économique marchande industrielle prédominante de l’UE concernant l’eau et sa politique (6).

D’ailleurs, les principes et les choix mentionnés ci-dessus n’ont plus fait l’objet de modification et constituent partie des fondations conceptuelles de la vision de l’eau de « la Stratégie ». En particulier le « full cost recovery principle » ! Ce qui nous conduit à dire que la référence faite dans la Stratégie (page 1) à « Access to clean and affordable water is a human right and a public good » est simplement une mystification.

Ils ont été, par ailleurs, enrichis par des ajouts importants tels que :

– l’eau et ses services sont considérés, à partir du Deuxième Sommet Mondial de la Terre de l’ONU en 2002 à Johannesburg, des « ressources naturelles en voie de raréfaction d’importance stratégique pour l’économie » ainsi qu’objet de monétisation et de bancarisation ;

– l’affirmation que la clé de voûte de la « gestion » de l’eau devait devenir, d’après les propositions de la Conférence internationale de l’ONU en 2023 à Monterrey (Mexique) sur « Financer l’eau », la création de marchés financiers mondiaux appropriés (7), exprimant la vraie valeur économique de l’eau. Cette mesure (à laquelle on peut faire remonter le début formel de la financiarisation de l’eau) aurait permis de mettre fin à la mauvaise gestion de l’eau attribuée par le monde du business et de la finance à l’absence d’un prix correct de l’eau dans une économie de marché comme la nôtre, en plus de l’autre cause majeure (émissions de gaz à effet de serre) dont ci-après.

 

  1. Le nœud des objectifs prioritaires d’action

La résilience est devenue, ces dix dernières années, l’objectif cadre de référence politique générale en matière de sécurité de vie, du local au planétaire (8). Selon les groupes sociaux dominants, les causes principales du changement climatique, notamment les émissions de gaz a effet de serre, auraient engendré des phénomènes « naturels » – des chocs – (quasi) inarrêtables. Dès lors, les sociétés humaines n’auraient que – dans tous les domaines de la vie structurellement touchés par le changement climatique comme l’eau et sa crise mondiale, et pour éviter de disparaître – deux stratégies de lutte réalistes contre le changement climatique : la mitigation et l’adaptation. La stratégie de la mitigation, qui vise à promouvoir la capacité de nos sociétés à résister aux chocs (par exemple, sécheresses et inondations plus fréquentes et graves…) en diminuant les effets les plus nocifs, et la stratégie de l’adaptation, qui poursuit l’objectif de renforcer la capacité des sociétés à vivre dans un contexte marqué par une augmentation de la température moyenne de l’atmosphère terrestre supérieure à 1,5° C (Accord de Paris) par rapport au début de l’époque industrielle.

Dans les deux cas, on considère impossible d’éliminer les causes. En réalité, l’impossibilité d’éliminer les causes c’est que la raison principale du changement climatique est notre propre système économique d’exploitation prédatrice et hyper-consommatrice de toutes les ressources de la Planète. C’est notre système qui a produit et continue à produire les émissions de gaz à effet de serre. On l’a reconnu depuis le début des années 70, mais les dominants n’ont pas voulu admettre que la solution était possible à condition de « renverser » notre système économique.

Ce n’est pas sûr s’il nous reste encore du temps pour le faire. Ce qu’on sait c’est que les dominants ont préféré inventer « la transition » et se lancer dans une fuite en avant en croyant pouvoir éviter l’extinction de la vie de la Terre par le développement rapide et massif des technologies de l’intelligence et des biotechnologies et par l’accumulation des ressources financières nécessaires à leur financement. Dans le domaine de l’eau. Ils appellent cela la Water Resilience Smart Economy (9), pour laquelle le monde du business et de la finance est manifestement disposé à investir massivement à travers le monde, dans le cadre d’un partenariat public privé (PPP) qui, comme cela a été le cas ces 30 dernières années, a été la planification publique du profit (PPP).

Le choix pour la résilience et pour l’exclusion de la troisième stratégie, celle du changement de système, se traduit inévitablement par l’emprisonnement du devenir de la vie de la Terre dans les deux boîtes de la mitigation et de l’adaptation et par la dépendance totale des technologies et de l’argent. Une dépendance qui, de toute façon ne sera pas porteuse de fruits de manière égale pour toutes les classes sociales, les communautés, les régions, les pays. Les inégalités dans le droit et dans la sécurité à la vie sont destinées à s’accentuer. La militarisation et l’autoritarisme du monde sont à la porte. La résistance et la révolte aussi.

 

Le cas majeur des mesures proposées par « La Stratégie » pour lutter contre la contamination chimique de la Planète

Selon la Stratégie, la contamination chimique de la Planète représente, après les émissions de gaz à effet de serre, le problème le plus critique lié au changement climatique. L’étouffement de la vie de la Terre par les gaz à effet de serre n’a d’égal que l’empoisonnement de la vie par les substances toxiques dont la chimie a infecté la planète. La lutte contre la contamination chimique fait partie des 5 priorités d’action de la Stratégie.

Tout en signalant la nécessité de la réduction/élimination de la contamination chimique et en particulier des pesticides et des « polluants éternels » (PFAS, TFA, …), la Commission européenne note qu’il convient, cependant, de procéder graduellement par une régulation moins forte, le temps de permettre à l’industrie de procéder à l’ajustement et à l’adaptation (la fameuse « transition ») sans traumatismes. A cet égard la Commissaire européenne en charge de la résilience et du secteur de l’eau a affirmé « les PFAS sont partout et sont à la base de la croissance et des positions fortes acquises par l’industrie chimique européenne dans les marchés mondiaux ». Lui imposer des contraintes et des lourdeurs administratives se traduirait par une perte de compétitivité, voire par une crise dangereuse. « Il faut que l’industrie chimique reste chez nous » (10).

Ce recul et cet alignement explicite de l’UE sur les positions du monde industriel et financier a trouvé une forte impulsion, vraisemblablement, suite à la Déclaration d’Anvers de l’industrie chimique européenne en février 2024 signée par les représentants de 90 entreprises chimiques avec en tête le PDG de BASF, la plus grande entreprise chimique mondiale (11). La Déclaration constitue une véritable attaque contre le Plan vert européen et la proposition en faveur d’un Pacte Industriel européen. Cela, en présence consensuelle de la Présidente de la Commission européenne qui en profita pour annoncer officiellement sa candidature à sa propre succession pour la période 2024-2029. Les affirmations suivantes de la Déclaration ne laissent aucune ambiguïté : « il faut placer le Pacte industriel au cœur de l’Agenda Stratégique Européen 2024-2029 ». « Nous demandons un plan d’action complet pour élever la compétitivité au rang de priorité stratégique et créer les conditions d’un business case plus fort en Europe ». A cette fin ils demandent « Un nouvel esprit normatif » à savoir « laisser les entrepreneurs chercher les meilleures solutions. La législation doit créer les conditions favorables pour les inciter à investir ». Un retour net au credo de l’économie capitaliste de « libre » marché (12).

Et de facto, interrogée en décembre 2023 sur ses opinions concernant l’élaboration de « la Stratégie », Hildegarde Bentele, MPE-Groupe PPE, à l’époque Présidente du Groupe Eau du Parlement européen, puis « Shadow rapporteur » sur l’amendement de la Directive cadre européenne sur l’eau, déclara « My top priority is to convince people that we need to stop thinking that sustainability and economic growth do mutually exclude each other (…) As policy makers, our role is clear we must create a regulatory framework that empowers businesses to innovate while safeguarding the rights and interests of citizens. By doing so, we not only address water challenges but also reinforce Europe’s position in the global market. Investments in smart technologies and efficient water systems will be pivotal in shaping a future where Europe remains a model of resilience and competitiveness » (13).

Autre fait éclairant : parmi les 10 propositions de la Déclaration d’Anvers, l’industrie chimique appelle de ses vœux l’approbation d’un règlement européen Omnibus, transversal visant à corriger toutes les réglementations européennes pertinentes, dès l’entrée en fonctions de la nouvelle Commission. Eh bien, fin février dernier la Commission européenne a rendu publique la première des trois propositions prévues en la matière : EU Omnibus Regulation proposal concernant la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD), la Corporate Sustainability Due Diligence Directive (CSDDD), et la EU Taxonomy. La proposition réduit (jusqu’à 80% !) le nombre des entreprises soumises à l’obligation de remettre des rapports sur la durabilité et la RS de leurs actions, diminue les régulations clé de la CSRD et de la CSDDD et, en éliminant la publicité des rapports, affaibli les sauvegardes de transparence et de fiabilité des données dans le domaine (14).

Je crois que ces multiples évidences montrent clairement le sens qu’il faut donner à La Stratégie : elle constitue un alignement clair et complet, en matière de résilience et de sécurité européennes dans le domaine clé de l’eau pour la vie, sur les choix défendus par le monde industriel et financier de l’UE (15).

 

Notes

(1) https://environment.ec.europa.eu/publications/european-water-resilience-strategy_en?prefLang=fr Voir aussi https://www.actu-environnement.com/ae/news/strategie-europeenne-resilience-eau-parlement-adopte-rapport-resolution-recommandations-46132.php4

(2) https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A32000L0060

(3) https://www.pressenza.com/fr/2022/11/le-droit-a-leau-en-perdition/

(4) https://www.unwater.org/sites/default/files/2023-07/sdg6_synthesisreport2023_executivesummary_french.pdf

(5) Voir note 3

(6) https://economie.fgov.be/fr/legislation/directive-2006123ce-du

(7) CAMDESSUS Michel | WINPENNY JamesFinancer l’eau pour tous – Rapport du Panel mondial sur le financement des infrastructures de l’eau, édité par Conseil Mondial de l’Eau ; Partenariat Mondial pour l’Eau – 2003

(8) https://www.meer.com/fr/60605-la-strategie-de-la-resilience

(9) Le site de Water Europe utilise beaucoup les expressions avec ‘Smart’ : « Water Smart Management, Water Efficient Smart Europe », Water European Smart Society », …

(10) https://watereurope.eu/interview-with-jessika-roswall-european-commissioner-of-environment-and-water-resilience-2/

(11) https://antwerp-declaration.eu/

(12) Ibidem

(13) Interview de Hildegarde Bentele, MPE- Parti Populaire Européen, décembre 2023

(14) https://watereurope.eu/wp-content/uploads/2025/06/WE-Position-Paper-on-OMNIBUS-Sustainability-_-FINAL.pdf. Voir aussi https://pour.press/le-texte-omnibus-ou-la-boite-de-pandore-de-la-deregulation-verte/

(15) Juste pour information. Depuis peu, il existe une Water Resilience Coalition (WRC), composée de 40 entreprises d’importance mondiale actives dans le domaine de l’eau. Une organisation sœur, la National Capital Coalition (NCC) a été à l’origine de la proposition reconnaissant l’eau comme « capital naturel/avoir financier » et approuvée par la COP15- Biodiversité à Montréal en 2022.

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