[DOSSIER] Les institutions européennes, cibles des ONG

Publié le mar 29/10/2019 - 15:47

Par Nicolas Troadec.

Pour défendre leurs intérêts, plusieurs ONG ont des bureaux à Bruxelles, afin d’être en contact direct avec les représentants politiques des différentes institutions européennes. D’autres s’organisent différemment et travaillent « en amont », au niveau national. Elles font face à des véritables armées de lobbyistes industriels, plus nombreux et mieux dotés financièrement. Mais cela ne les empêche pas de remporter des batailles.

Un épisode de la lutte contre la pêche électrique, qui a été définitivement interdite en février dernier par l’Union européenne (UE), illustre les marges de manœuvre des ONG et de la société civile à Bruxelles. Il y a plus d’un an, les eurodéputés du Parlement européen devaient se prononcer pour ou contre la stricte interdiction de cette pratique, qui bénéficie de dérogations, utilisées par les pécheurs néerlandais. 5 % de leur flotte, comme celles des autres États membres de l’UE, pouvaient jusqu’alors pratiquer cette pêche, qualifiée de « redoutable » par l’ONG Bloom, car électrocutant « toute la vie marine » qui se trouve à sa portée. Frédéric Le Manach, directeur scientifique de cette association dédiée à la protection des océans, se rappelle de cet épisode : « Alain Cadec, qui est président de la commission pêche du Parlement, était pour un statu quo législatif. Mais on a commencé à le faire douter quand on lui a montré que la Commission avaitpris une décision contre l’avis de ses scientifiques. » Le conseil scientifique technique et économique des pêches (CSTEP), composé de scientifiques nommés par la Commission, a en effet publié un rapport en 2016 sur la pêche électrique, préconisant son interdiction, hormis dérogation, seulement « s’il est démontré [que cette technique] améliore la sélectivité et n’a pas d’impact négatif sur les habitats sensibles et les espèces non ciblées ». Pour Frédéric Le Manac’h, cela montrait qu’il y avait « beaucoup trop d’incertitudes ». Or, selon lui, la Commission a « retourné » le rapport et autorisé des dérogations « au regarde du rapport de la CSTEP ».

Alain Cadec, membre du PPE (Parti populaire européen - droite et centre-droit), qui n’a pas donné suite à nos sollicitations, avait notamment été cité par le journal Les Échos, affirmant que « les ONG quidemandent 0 % [de navires autorisés à pratiquer la pêche électrique, ndlr], écologiquement, ce n’est pas très sérieux. Mais il faut absolument limiter cette pêche aux seuls 5 % de navires, et uniquement en mer du Nord ».

Les informations fournies par Bloom, dont les attributions illégales accordées par les Pays-Bas à sa flotte, l’auraient fait basculer. « Il n’avait pas encore fait le job pour convaincre ses collègues français,explique Frédéric Le Manach. Puis l’humoriste Nicole Ferroni a fait une chronique à la radio sur la pêche électrique. Elle lui a mis une pression publiquecolossale, et il a fini par convaincreses collègues de voter pour l’interdiction totale de cette méthode de pêche    . »

« Un petit groupe de personnes motivées »

Sur Twitter, lors d’une passe d’armes avec l’humoriste de France Inter, Alain Cadec a même annoncé : « Pour témoigner de ma véritable opposition à cette pratique, je vais voter cet amendement, comme j’ai proposé et obtenu des membres dema délégation qu’ils en fassent autant. » Le PE a finalement adopté l’amendement interdisant la pêche électrique à 402 voix pour et 232 voix contre. Dans un communiqué de l’époque, Claire Nouvian, fondatrice de Bloom, estimait que le résultat du vote montrait qu’un « petit groupe de personnes motivées et soutenues par l’opinion publique peut gagner contre un système politico-industriel radicalement hostile ».

« Pour agir à Bruxelles, il ne faut pas agir qu’à Bruxelles »

Mark Breddy, Greenpeace Europe unit

L'hémicycle du Parlement européen. Photo : Pixabay

Mais toutes les revendications portées par les défenseurs de l’environnement au sein de l’UE ne se soldent pas par des victoires. En 2011, un registre commun de transparence a été créé entre le Parlement et la Commission : au mois de décembre 2018, 11 906 lobbyistes y étaient inscrits, dont environ 3100 ONG et 6000 groupes défendant des intérêts commerciaux. Mais l’inscription à ce registre n’est pas obligatoire et le nombre de lobbyistes présents au sein des institutions bruxelloises pourrait être bien plus élevé. Ce qui est certain, c’est que les moyens financiers des groupes défendant des intérêts économiques sont beaucoup plus importants que ceux des associations défendant l’intérêt général. À titre d’exemple, selon le registre, Bloom dispose d’un budget annuel allant de 10 000 à 25 000 euros pour ses activités de lobbying. En comparaison, VisNed, l’organisation défendant les intérêts de la pêche industrielle néerlandaise, possède un budget allant de 1 000 000 à 1 250 000 d’euros…

Un nombre de lobbyistes sous-estimé ?

Concrètement, plus de moyens financiers signifient davantage de personnels formés et présents à Bruxelles, qui peuvent interagir avec les décideurs politiques. Beaucoup d’ONG ont des bureaux à Bruxelles, comme Greenpeace et sa « Europe Unit », composée de 13 salariés et dotée d’un budget annuel de plus de 600 000 euros. « On est un petit bureau qui fait essentiellement du plaidoyer auprès des institutions de l’UE », explique Mark Breddy, directeur de la communication à l’unité européenne de Greenpeace.

Ses collègues rencontrent les décideurs politiques, participent à des commissions… Pour lui, le registre de la transparence sous-estime énormément le nombre de lobbyistes défendant des intérêts privés à Bruxelles : « L’un de mes collègues travaille sur la pollution chimique, explique-t-il. En face, le lobby européen des producteurs chimiques dispose d’au moins une cinquantaine de personnes qui ne font que ça ! » Selon lui, les groupes industriels ont aussi recours à des consultants, qui les aident dans leur travail : « Ce sont donc des centaines de personnes, face à 3, 4 ou 5 autres -toutes ONG confondues -, qui sont actives sur un dossier », estime le militant.

A Bruxelles siège aussi le Bureau européen de l’environnement (BEE), ONG qui fédère 153 ONG dans une trentaine de pays, dont les 28 Etats membres. Une quarantaine de salariés du BEE travaillent dans les locaux belges. Francesca Carlsson, conseillère juridique du BEE, précise que des institutions sont plus accessibles que d’autres aux ONG. A la tête de celles-ci se trouve le Parlement, puis la Commission et le Conseil de l’Union européenne qui sont les lieux « phare » de l’action des lobbyistes. Pour peser sur le processus législatif, le BEE envoie des lettres aux décideurs des différentes institutions et tente au maximum de les rencontrer pour peser sur leurs décisions (voir l’infographie page 49).

Un lobbying « en amont »

Toutes les institutions européennes ne sont pas ciblées par les lobbies, car toutes n’ont pas le même pouvoir. Comme l’indique Gérard Onesta, qui fut député européen (Verts) jusqu’en 2009, le nombre de lobbyistes accrédités pour accéder à une institution donne la « température » en termes de pouvoir décisionnel.

Selon Nathalie Hervé-Fournereau, directrice de recherche au CNRS et spécialiste du droit de l’environnement dans l’Union européenne, « le parlement a obtenu de plus en plus de pouvoir au fur et à mesure des traités, et on a donc vu les ONG, ainsi que le lobbying industriel et économique, se déplacer de la Commission au Parlement ».

La Commission propose les lois, le Parlement et le Conseil de l’Union européenne les amendent et les votent. Ce dernier organe est donc lui aussi ciblé par les groupes d’intérêt. Mais parce qu’il est composé des ministres des États membres, qui interviennent selon le sujet, il fait l’objet d’un lobbying « en amont », au niveau national.

« Pour agir à Bruxelles, il ne faut pas agir qu’à Bruxelles », résume Mark Breddy, de Greenpeace. Les associations agissent « au niveau national, voire au niveau local ». Il prend l’exemple de la mobilisation pour la protection de la forêt d’Hambach, emblème de la lutte climatique allemande, convoitée pour la lignite contenue dans son sous-sol. Cette contestation a fait l’objet d’une importante campagne nationale. « À Bruxelles, on a donc tenté de coordonner les différentesactions menées au niveau régional, national et européen », précise Mark Breddy. Cette stratégie a pour le moment porté ses fruits, puisque l’Europe protège la forêt au moins jusqu’en 2020.

Nathalie Hervé-Fournereau a identifié une dernière institution qui joue un rôle de plus en plus important dans les luttes d’influence : les agences européennes. Créées dans le but de décentraliser les institutions de l’UE, leurs compétences, principalement techniques et scientifiques, ont été renforcées avec la crise de la vache folle, au début des années 2000. Il y a parmi elle l’agence européenne des produits chimiques, créée en 2006 et basée à Helsinki en Finlande ; celle consacrée à l’environnement et créée en 1994 au Danemark ; ou encore celle du médicament, créée en 1995 à Amsterdam. Ces instances sont devenues « un acteur majeur », selon la chercheuse. « Certains de mes collègues suivent les discussions dans les agences liées au produits chimiques ou à la nourriture, confirme Francesca Carlsson, du BEE. Peut être que le public n’en sait pas assez à ce sujet-là : on pense que  tout se passe ici à Bruxelles, avec les trois institutions (Commission, PE, Conseil de l’UE, ndlr), mais il y a bien sûr des lobbyistes de l’industrie qui sont extrêmement actifs au niveau des agences, parce qu’ils vont présenter des arguments techniques en faveur de tel ou tel produit, ou de telle réglementation… Ces discussions n’iront pas à un tel niveau de détail à Bruxelles. » Une autre forme de lobbying « en amont », dans la mesure où les avis des agences pèsent sur les propositions de la Commission.


Plus d’infos :

www.bloomassociation.org

ec.europa.eu/transparencyregister

www.greenpeace.org/eu-unit/

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